MAJ : 1er octobre 2024
Les plus anciens orchestres postangkoriens datés avec certitude sont ceux représentés dans la galerie nord d'Angkor Vat.
Le grand bas-relief de la Victoire de Krishna sur l'Asura Bāna, — troisième galerie, côté nord, aile est (moitié du XVIe s.) — montre des instruments nouveaux et des innovations techniques par rapport à ceux du XIIe s. Il faut toutefois prendre en compte le fait que la réalisation de ce grand panneau est médiocre et comporte un certain nombre d'erreurs d'interprétations de la part des sculpteurs, car certains instruments angkoriens avaient peut-être déjà disparu au XVIe s. ou bien les sculpteurs ne les avaient jamais vu. Par ailleurs, sur une scène, des instruments de toute nature, sans cohérence acoustique apparente, s’étalent sous nos yeux. Quels sont les nouveaux instruments et les innovations par rapport à l’existant ?
La plupart de ces archétypes instrumentaux ont survécu dans le Cambodge contemporain. Les seuls à avoir disparu sont les trompes métalliques. Concernant l'orchestre représenté ci-dessous, nous avons consacré une analyse de sa structure en regard d'une inscription angkorienne. Voir plus bas.
De D. à G. : danseur, tambour en sablier à tension variable, paire de trompes ou cornes, tambour en tonneau avec support intégré,
conque, carillon de neuf gongs, paire de hautbois, paire de gongs à mamelon sur portant, tambour sur portant avec support, cymbales, cithare sur bâton monocorde à simple résonateur, trois flûtes
à embouchure terminale. Angkor Vat galerie nord, Victoire de Krishna sur l’Asura Bāna. XVIe s.
Deux fresques représentant des ensembles orchestraux peints ont récemment été repérées dans le sanctuaire central (bakan) d’Angkor Vat, l’une située au sud, l’autre à l’est. La première
est complète, la seconde partielle du fait d'une dégradation naturelle due à l'humidité.
La première fresque a été mentionnée dans un article paru en 2014 par Noel Hidalgo Tan : « The hidden paintings of Angkor Wat ». La seconde découle de
notre propre recherche.
Ces deux découvertes sont importantes à plus d’un titre :
La fresque doit être lue de gauche à droite, sens de l’écriture khmère. Les couleurs originales très atténuées (photo 1) ont été rehaussées grâce à une technique de manipulation chromatique développé par nos soins (2).
La fresque se structure sur deux niveaux. En bas, huit instruments sont représentés avec leur musicien. En haut, on perçoit
trois personnages assis (un à gauche et deux à droite) mais leur rôle ne peut pour l’instant être défini.
Les six musiciens assis portent une longue pièce de tissu couvrant les jambes et des chapeaux coniques avec un rebord symbolisant des pétales de lotus. De semblables coiffures sont d’ailleurs
toujours portées lors de grandes occasions par certains serviteurs de la cour royale du Cambodge.
Cette fresque nous montre huit éléments instrumentaux. De gauche à droite : deux gongs, deux tambours, un carillon de gongs, un xylophone, un
hautbois, une trompe.
La peinture de l’Est est très dégradée. Contrairement celle du Sud, elle s’étale à la fois sur un grand pan de mur faisant face à l’est et sur un étroit retour d’angle orienté au nord. La partie gauche du grand panneau est définitivement illisible.
Sur cette fresque très dégradée subsistent six instruments. De gauche à droite : une trompe, un carillon de gongs, un xylophone, un tambour cylindrique, un tambour en forme de tonneau, un hautbois.
Une question se pose : s’agit-il de deux orchestres ou d’un seul ? Nous avons mentionné que sur la fresque du Sud, il n’y a pas de cymbalettes, pourtant indispensable dans les orchestres si l’on
se réfère à la première iconographie du VIIe s. jusqu’au temps présent. Or, les cymbalettes sont peintes sur le retour d’angle Nord, comme si elles représentaient un lien entre les deux fresques.
La présence de deux carillons de gongs, de deux xylophones et d’un tambour de type sampho est cohérente avec ce que nous connaissons aujourd’hui dans l’ensemble pin peat.
Nous savons que l’ensemble pin peat est constitué d’instruments femelles et mâles de hauteurs différentes. En configuration de jeu, ils sont généralement disposés par couple, l’un à côté
de l’autre, mais pour des nécessités graphiques, ils ont été dissociés en deux sections avec comme lien structurel les cymbalettes qui soulignent la pulsation.
6. Orchestre pin peat appartenant à la fresque du Reamker de la Pagode d’Argent au Palais royal de Phnom Penh (1903). On y retrouve la plupart des ingrédients modernisés ; de G. à D.: xylophone roneat aek, tambour skor sang na, carillon de gongs kong vong, tambour skor daey, tambour skor thom, cymbalettes chhing, tambour skor sampho, hautbois sralay, xylophone roneat tong.
La disposition des instruments n’est pas le fruit du hasard. De gauche à droite, ils structurent le cycle musical, du plus grave au plus aigu, du plus lent au plus rapide. Plus l’instrument est aigu, plus ils génèrent de notes. Compte tenu de ce que l’on connaît aujourd’hui encore avec l’ensemble pin peat, le xylophone joue le même découpage temporel que le carillon de gongs, mais permet une plus grande vélocité et par conséquent subdivise le temps plus en profondeur.
La bande décorative sous l’orchestre du Sud n’est pas là non plus par hasard. Sept fleurs symboliques sont visibles mais elles étaient probablement huit à l’origine. Chacune se compose de quatre grands pétales et quatre petits situés respectivement au quatre points cardinaux et aux quatre directions intermédiaires. Chaque fleurs est encadrée d’un trait noir. Elles représentent probablement une sorte de partition symbolique de la temporalité musicale. Les grands pétales représenteraient le séquencement principal du cycle souligné par les gongs et les petits pétales, la marque temporelle des tambours. S’il y a véritablement huit fleurs, cela pourrait indiqué que la musique se structurait sur huit cycles ou une combinaison de huit cycles.
Il fait nul doute que l’auteur de ces deux fresques est la même personne. Cet artiste est probablement à l’origine de nombreuses peintures réparties sur l’ensemble du temple d’Angkor Vat si l’on en juge certains détails.
Ces peintures pourraient être datées en fonction la nature d’un voilier présent dans la collection des fresques d’Angkor Vat. Il pourrait s’agir d’un navire hollandais du XVIe s.
Par ailleurs, les carillons de huit et neufs gongs sont attesté au XVIe s. sur les bas-reliefs de la galerie nord d’Angkor Vat. Au XVIIe s., une inscription (IMA 36)* de donation au
temple d’Angkor Vat mentionne un carillon de seize gongs. Il pourrait donc être plus tardif. Ces peintures pourraient alors se situer entre le XVIe et le XVIIe s.
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*Pou-Lewitz I Inscriptions modernes d'Angkor 35, 36, 37 et 39 I In: Bulletin de l'Ecole française d'Extrême-Orient. Tome 61, 1974. pp. 303-308.
Les sources iconographiques et historiques manquent pour comprendre précisément une éventuelle continuité entre les orchestres de cour dépeints sur les bas-reliefs du Bayon (derniers et uniques témoignages datant de la fin du XIIe et du début du XIIIe siècles) avant le sac d’Angkor en 1431-32. Il n’est pas improbable que l’armée siamoise ait capturé des artistes de la Cour d’Angkor, notamment des musiciens (hommes et femmes) et les aient emmenés à la Cour d’Ayutthaya. Nous n’en avons aucune preuve mais de telles pratiques avaient cours en ces temps-là.
Nous méconnaissons la structure précise des orchestres à cordes à travers le temps, mais nous allons essayer de comparer les configurations orchestrales : les orchestres de cour du Bayon et les orchestres mahori représentés dans la Chapelle Buddhaisawan de Bangkok (fin XVIIIe s.). Rappelons que ces peintures datent du début de la période de Rattanakosin (1782–1932, du Roi Rama Ier), c'est-à-dire juste de la fin du Royaume d'Ayutthaya (1350-1767) mais dépeignent la vie à la cour d'Ayutthaya. Elles sont un précieux témoignage car elles montrent des ensembles et des instruments joués durant des cérémonies. Il faut toutefois pondérer leur réalité.
Les instruments dépeints à Buddhaisawan ne sont certes pas ceux de l’époque du Bayon, mais il se dégage une logique structurelle que l’on va tenter de rapprocher :
Nous allons maintenant faire un voyage spatio-temporel vers quelques lieux du Sud-Est asiatique où se sont enracinés l'hindouisme et le bouddhisme, et pour lesquels nous est parvenue une iconographie d'orchestres palatins ou religieux, les uns et les autres étant imbriqués : orchestres hindous (Cambodge, Champa), orchestres hindous-bouddhiques (Empire khmer de la période du Bayon) ou orchestres bouddhiques (Borobudur).
Nous présentons ci-dessous, un tableau récapitulatif dont la base de référence est la liste de donations du temple de Lolei (IXe s.). La liste originale de Lolei mentionne non pas directement les “instruments de musique” mais les “joueurs ou joueuses d’instruments de musique”. Pour des raisons pratiques, nous avons fait le choix de ne citer que le nom des instruments.
La hiérarchie est ici parfaitement démontrée puisque les danseuses, chanteuses, percussions et cymbalettes ont traversé le temps. Quant aux cordophones originaux, à savoir la cithare et la harpe, ils sont remplacés, dans l’orchestre mahori, par la vièle à pique tricorde saw sam sai et le luth à long manche à quatre cordes phin/krajappi.
D’autres instruments, de moindre importance, sont mentionnés au-delà de la harpe dans la liste de Lolei. Si toutefois ils ont trouvé une continuité à l’époque angkorienne, ils n’ont jamais été représentés ni cités. Certains semblent être des luths, si l’on se réfère à l’étymologie des termes. C’est notamment le cas pour le trisarī qui serait un luth tricorde d’origine indienne figurant dans l’iconographie de la même période à Borobudur, au Champa et au Siam. En aucun cas, dans cette logique hiérarchique, le phin/krajappi n’a fait suite au(x) luth(s) d’importance secondaire. C’est bien à la harpe dénommée vīṇā en vieux khmer (terme d’origine sanscrite, mais en réalité un faux ami car il désigne des cithares de diverses natures dans cette langue !) et dont dérive les termes pin ពិណ en khmer moderne et phin พิณ en thaï.
Par ailleurs, il existe, dans la liste de Lolei, deux citations de percussions. Certaines devaient donc être considérées comme majeures (tambour conducteur ?) et d’autres mineures (blocs de bois ?). Pour l’heure le mystère demeure.
Il existe plusieurs configurations de l’orchestre mahori incluant des cordophones mais également des percussions mélodiques telles les carillons de gongs que l’on peut notamment voir sur un cabinet du XVIIIe s. au Musée National de Bangkok. Or les enlumineurs de la Chapelle Buddhaisawan semblent avoir représenté la forme la plus ancienne et la plus délicate de l’ensemble mahori en excluant les percussions mélodiques. Comme ces orchestres sont en relation directe avec la vie du Bouddha, la croyance populaire fait probablement remonter leur origine à Son époque. Il faut donc plutôt y voir une métaphore — avec des liens structurels bien réels — qu’une réalité tangible. Les artistes y ont inclus la part de nostalgie de mondes disparus, à la foi celui du temps du Bouddha et celui du Royaume d’Ayutthaya.
Si l’architecture khmère se structure principalement autour du nombre cinq — nombre de degrés et de tours sommitales des temples montagnes notamment, figurant les cinq sommets du mont Meru décrits par les textes sacrés hindous —, l’orchestre céleste et certains instruments sonores répondent à ce même canon. L’inscription K. 294 du Bayon fait apparaître une phrase importante quant à la symbolique structurelle de l’orchestre céleste : il y est question de pañcāṅgikatūryya traduit par Georges Cœdès comme “orchestre rituel de cinq musiciens”. On peut se demander si cette traduction reflète l’esprit initial. Il y a bien, en Inde et au Népal, des ensembles orchestraux désignés par le préfixe dérivé de pañcā (cinq). Le nombre cinq ne concerne que la nature des instruments et non leur duplication. Citons deux cas :
Ces deux exemples démontrent l’importance du nombre symbolique cinq dans la structure des formations orchestrales. Aujourd’hui, ce symbolisme a moins d’importance et il n’est pas rare de rencontrer des orchestres amputés d’une partie de leurs membres. La structure des orchestres angkoriens était probablement organisée autour du nombre cinq mais les listes de donations aux temples et l’iconographie ne le laissent pas entrevoir car nous ne savons pas si la duplication instrumentale était ou non prise en compte. Quant à l’iconographie, nous sommes persuadés que tous les instruments ne sont pas figurés.
Instruments de D. à G. : tambour en sablier, paire de cornes, tambour en tonneau avec support intégré, conque, carillon de gongs, paire de hautbois, paire de gongs à bosse, grand tambour sur support, cymbales, cithare monocorde à résonateur unique, trois flûtes à bloc. Angkor Vat, galerie nord, la victoire de Krishna sur l'Asura Bāna. XVIe s.
Inscription
paṭaha : tambour
tāla: cymbales
karadi : Idiophone(?) donnant le rythme
timila : tambour sablier ou idiophone
vīṇā : cithare sur bâton
veṇu : flûte traversière
ghaṇṭā : cloche
mṅdaṅga : tambour en tonneau ou biconique
purava : tambour (?)
paṇava : tambour (?)
bherī : trompe (ou timbale)
kāhalā : trompe
śaṅkha : conque
Bas-relief
-
Cymbales
Carillon de gongs (?)
Tambour sablier
Cithare monocorde sur bâton
Flûtes à bloc
Non. Remplacée par les gongs ?
Tambour en tonneau portatif
Tambour sur portant ou hautbois
Tambour sur portant ou hautbois
Trompe
Trompe
Conque
Il manque, dans le bas-relief, des occurrences par rapport à la liste originelle, mais des instruments, inconnus à l’époque de la rédaction du texte originel, n’existaient pas (hautbois, gong à
mamelon, carillons de gongs). Nous ne pouvons tirer aucune conclusion de cette projection, seulement nous poser la question de la cohérence entre le texte ancien et le bas-relief “moderne”.
> Orchestre funéraire kantoam ming
> Orchestre funéraire khlang thneak (en cours de rédaction)