MAJ: 6 décembre 2023
Les Khmers anciens nous ont laissé en héritage un grand livre d'images en pierre qu'il convient de décoder, c'est-à-dire interpréter les images dans l’esprit dans lequel elles ont été sculptées. Mais il nous faut aussi découvrir ce qui n'a pas été montré. Dans le cas d'un écrit, on dirait : lire entre les lignes.
Les Khmers angkoriens ont été à la fois hindouisés et bouddhisés, un courant religieux ou l’autre ayant dominé selon les époques.
Notre propos étant tourné vers la musique, nous étudierons ici les orchestres palatins et religieux du Bayon principalement.
Dans le cas des orchestres à cordes, nous savons que les sculpteurs khmers n'ont pas représenté tous les instruments du fait de contraintes diverses que nous pensons être les suivantes, sans toutefois prétendre à l’exhaustivité :
Nous allons essayer de définir la composition des orchestres de l'époque du Bayon, en tenant compte de leur réalité tangible, de leur histoire indienne pré-bayon, ainsi que de leur continuité, notamment au Siam après la chute d'Angkor, et dans le Cambodge contemporain. Nous nous attacherons enfin à rechercher les symboliques à travers :
Pour aborder le système de comptage des instruments de l'orchestre à cordes à l'époque du Bayon, nous allons nous inspirer, dans un premier temps, d'une référence vivante : le système de comptage des Damai* du Népal qui possèdent un orchestre à géométrie variable selon la disponibilité des musiciens (damahi) et la fortune de ceux qui les emploient : panchai (panche) baja et naumati baja. Nous avons consacré un film documentaire à ce sujet, disponible ici.
* Les Damai sont une “caste” professionnelle de tailleurs de vêtements et de musiciens.
Panchai Baja (littéralement : cinq instruments) est un ensemble de cinq instruments joués lors d'occasions propices comme les mariages.
Composition de l'orchestre panchai baja :
1 tambour en tonnelet dholaki
1 petite timbale tyamko
1 grande timbale damaha ou nagara
1 hautbois sahanai
1 paire de cymbales jhurma ou jhyali
Le second ensemble est appelé naumati baja (littéralement : neuf instruments). Si neuf instruments sont requis, seulement six typologies sont utilisées. Naumati baja comprend tous les instruments utilisés dans le panchai baja avec un ajout de deux trompes : narsingha ou karnal.
Composition de l'orchestre naumati baja :
1 tambour en tonnelet dholaki
1 petite timbale tyamko
2 grandes timbales damaha ou nagara
2 hautbois sahanai
1 paire de cymbales jhurma ou jhyali
2 trompes narsingha ou karnal (ces deux instruments sont très propices, donc très recherchés pour les cérémonies).
On remarque, à travers ces deux exemples, qu'il est tenu compte du nombre effectif d'instruments, indépendamment de leur nature. En effet, l'orchestre naumati baja se compose de seulement six typologies instrumentales et trois instruments sont dupliqués.
Nous allons maintenant faire un voyage spatio-temporel vers quelques lieux du Sud et du Sud-Est asiatiques où se sont enracinés l'hindouisme et le bouddhisme, et pour lesquels nous est parvenue une iconographie d'orchestres palatins ou religieux, les uns et les autres étant imbriqués : orchestres hindous (Inde, Cambodge, Champa), orchestres hindous-bouddhiques (Empire khmer de la période du Bayon), orchestres bouddhiques (Borobudur, Ayutthaya).
Le tableau ci-dessous offre un récapitulatif basé sur la liste de donations du temple de Lolei (IXe s.) ; elle est la plus complète que nous connaissions. De plus, elle est organisée de manière hiérarchique en termes de valeur, qu’il s’agisse de biens matériels (objets en or, argent, bronze, etc) ou de personnels (danseuses, chanteurs.euses, musicien.nes, etc). La liste originale de Lolei mentionne non pas directement les “instruments de musique”, mais les “joueurs ou joueuses d’instruments de musique”. Pour des raisons pratiques, nous avons fait le choix de ne citer que le nom des instruments musicaux.
La hiérarchie est ici parfaitement démontrée puisque danseuses, chanteuses, percussions et cymbalettes ont traversé le temps. Quant aux cordophones originaux, à savoir la cithare et la harpe, ils sont remplacés, dans l’orchestre mahori d'Ayutthaya, par la vièle à pique tricorde saw sam sai et le luth à long manche à quatre cordes phin/krajappi à une période encore indéterminée, mais probablement avant le XVIIIe siècle. L'iconographie et les textes manquent.
D’autres instruments, de moindre importance, sont mentionnés au-delà de la harpe dans la liste de Lolei. Si toutefois ils ont trouvé une continuité à l’époque angkorienne, ils n’ont jamais été représentés ni cités. Certains semblent être des luths si l’on se réfère à l’étymologie des termes. C’est notamment le cas pour le trisarī qui serait un luth tricorde d’origine indienne figurant dans l’iconographie de la même période à Borobudur, au Champa et au Siam. En aucun cas, dans cette logique hiérarchique, le phin/krajappi n’a fait suite au(x) luth(s) d’importance secondaire. C’est bien à la harpe dénommée vīṇā en vieux khmer (terme d’origine sanscrite, mais en réalité un faux ami car il désigne des cithares de diverses natures dans cette langue !) et dont dérive les termes pin ពិណ en khmer moderne et phin พิณ en thaï.
Par ailleurs, il existe, dans la liste de Lolei, deux citations de percussions. Certaines devaient donc être considérées comme majeures (tambour conducteur ?) et d’autres mineures (blocs de bois ?). Mais pour l’heure, le mystère demeure.
Il existe plusieurs configurations de l’orchestre mahori incluant des cordophones et des percussions mélodiques telles que les carillons de gongs que l’on peut notamment voir sur un cabinet du XVIIIe s. au Musée National de Bangkok. Or les enlumineurs de la Chapelle Buddhaisawan semblent avoir représenté la forme la plus ancienne et la plus délicate de l’ensemble mahori en excluant les percussions mélodiques. Comme ces orchestres sont en relation directe avec la vie du Bouddha, la croyance populaire fait probablement remonter leur origine à Son époque. Il faut donc plutôt y voir une métaphore — avec des liens structurels bien réels — qu’une réalité tangible. Les artistes y ont inclus la part de nostalgie de mondes disparus, à la foi celui du temps du Bouddha et celui du Royaume d’Ayutthaya.
Ce qui frappe de prime abord dans ce tableau, c'est la continuité de certains “postes de travail” par rapport à la liste de Lolei : danseuses, chanteurs(euses), cymbalettes et deux types de cordophones, l'un conducteur de la mélodie (cithare monocorde, puis vièle tricorde), l'autre accompagnateur (harpe puis luth). Le second élément frappant concerne l'absence totale de tambours dans les orchestres à cordes du Bayon, fussent-ils palatins ou religieux. Nous en ignorons fondamentalement la raison. Nous ne pouvons que constater la continuité de la présence de trois tambours joués par un(e) même musicien(ne) depuis le Ve s. en Inde du Sud jusqu'au temps présent dans l'orchestre pin peat (skor thom à deux éléments et samphor).
Eu égard à notre référentiel basé sur le comptage des instruments chez les Damai du Népal, nous ne sommes guère plus avancés par rapport au comptage des instruments dans les orchestres anciens, car nous ignorons lesquels étaient dupliqués. Nous pouvons seulement rendre compte de leur nature, sans toutefois pouvoir prétendre à l'exhaustivité car il existe des instruments d'importance secondaire (luths, cliquettes, flûtes…) qui interviennent ou non. Nous savons par expérience que les orchestres sont à géométrie variable, selon le nombre d'instruments ou de musiciens disponibles, ou encore la fortune financière ou le niveau social du commanditaire.
Les sculpteurs du Bayon ont représenté les orchestres de cour en dupliquant ou non les cordophones, en l'occurrence la cithare monocorde et la harpe. Mais en aucun cas ils n'ont représenté les tambours qui faisaient très certainement partie des orchestres à cordes. Nous allons faire un point en nous appuyant sur les représentations iconographiques les plus pertinentes qualitativement.
Cet orchestre palatin est l'un des plus complets qui soit représenté au Bayon car les instruments à cordes sont dupliqués. Ainsi, du centre vers la droite, on trouve une chanteuse —
reconnaissable à son chignon et sa gestuelle (bouche ouverte et main tendue) —, une première cithariste, une joueuse de racle, deux harpistes, une seconde cithariste, une joueuse de cymbalettes
qui est probablement aussi chanteuse puisqu'elle porte un chignon.
Par convention, nous prendrons en compte les chanteuses dans notre décompte, mais exclurons les danseuses. Nous utiliserons le terme “serviteur” pour désigner les musiciens(iennes) et chanteurs(euses).
Comptage des serviteurs
Comptage des instruments par nature
Nous ignorons la nature du paradigme symbolique des orchestres à cordes sous le règne de Jayavarman VII. Chez les hindouistes, les nombres cinq et neuf nous sont connus. Il semble donc qu'il y ait des éléments manquants puisque nous trouvons dans les deux cas un nombre pair, c'est-à-dire néfaste. Il faut donc soit soustraire les cymbales jouées par la seconde chanteuse qui ne porte pas de couronne mais un chignon, soit ajouter des instruments non représentés. Mais lesquels ?
Le sculpteur a représenté ici deux musiciennes et une chanteuse, devant l'orchestre, reconnaissable à son chignon et sa gestuelle. Les deux personnages à l’arrière-plan sont peut-être les joueurs de cymbalettes et de racle.
Comptage des serviteurs
Comptage des instruments par nature
Ce bas-relief montre un orchestre palatin, deux danseuses, les reines Indradevi et Jayarajadevi et le roi Jayavarman VII reconnaissable à sa couronne triconique. Il manque curieusement la chanteuse. Le personnage derrière la harpiste est probablement la joueuse de cymbalettes, instrument indispensable à tout orchestre.
Comptage des serviteurs
Comptage des instruments par nature
Ce bas-relief est atypique quant à sa présentation car les musiciens vont en procession au milieu de la foule. Lorsqu’on le découvre pour la première fois, son caractère désordonné n’inspire guère confiance. Mais après l’avoir comparé aux autres bas-reliefs représentant les ensembles palatins, il devient une pièce maîtresse. De prime abord, on est intrigué par la position de la tête des deux citharistes et du joueur de racle. Mais imaginons que cet orchestre évolue dans une foule et que la puissance acoustique de ces instruments est faible. Aussi se retournent-ils afin de rapprocher leur oreille de la source sonore. On remarquera la bouche du chanteur qui projette le son vers le haut, comme s’il voulait se faire mieux entendre de la foule.
Comptage des serviteurs
Comptage des instruments par nature
Le lieu où se trouve ce bas-relief est exigu et correspond à un remaniement architectural. La pierre sur laquelle est sculptée cette scène obture un accès à la Salle aux Danseuses du sud-est du Bayon. Il semble s'agir d'une série de blocs de remploi car ils comportent de nombreux trous à usage technique, tels le transport et le polissage des faces jointives. Généralement, les bas-reliefs sont sculptés sur les faces non trouées des pierres.
À titre purement esthétique, nous vous offrons une image de la sculpture originale (à gauche) et son équivalent colorisé, avec les trous rebouchés (ci-dessous) !
Comptage des serviteurs
Comptage des instruments par nature
Cette scène est unique en son genre dans tout le monde angkorien. On y voit des lutteurs, des combattants à l'arme blanche, des acrobates, un funambule et deux orchestres à cordes se faisant face. En réponse symbolique aux scènes supérieures où des hommes se livrent à des combats physiques, les deux orchestres s'affrontent dans des joutes verbales, très probablement chantées. Cette pratique existe toujours au Cambodge et dans les pays adjacents.
Comptage des intervenants
Comptage des instruments par nature
Cette conclusion intègre l'ensemble des temples de l'époque du Bayon possédant au moins une scène de musique, à savoir : Bayon, Banteay Chhmar, Ta Phrom et Preah Khan d'Angkor.
Aucune conclusion tangible ne peut être tirée sur la symbolique numérologique des orchestres à cordes de l'époque du Bayon. Les sculpteurs ont fait le choix de représenter uniquement quatre types d'instrument plus un(e) ou deux chanteurs(euses). Les instruments sont présentés seul ou en duplication (cithare, harpe) ; parfois seulement la cithare ou la harpe est dupliquée. Quant aux instruments non représentés, notamment les tambours, nous ignorons la raison de ce parti pris. Il nous paraît impossible que les tambours aient été absents des orchestres à cordes. Une occurrence hypothétique à Angkor Vat pourrait le prouver, mais les indices sont trop faibles.
À l'époque angkorienne comme d'ailleurs dans l'époque contemporaine, il existe des symboliques cachées pour chaque instrument de musique. Celles-ci ont changés au cours du temps et peuvent être différentes d'une région à l'autre du Cambodge, voire d'un maître de musique à l'autre. Aucun texte écrit ne nous offre d'information directe pour l'époque angkorienne. Il faut donc confronter les instruments à d'autres repères symboliques. Nous livrons donc ici une réflexion hypothétique en fonction de nos connaissances actuelles.
Les cithares kinnara représentées dans les orchestres à cordes de l'époque du Bayon possèdent toutes deux résonateurs en calebasse. Nous avons émis l'hypothèse de l'existence d'une autre cithare à frettes. Nous ne retiendrons pas cette hypothèse dans ce chapitre.
La cithare monocorde est, selon l'enseignement de la liste de Lolei, — certes du IXe siècle, mais nous ne disposons pas de textes postérieurs ! — le premier cordophone de l'orchestre. C'est probablement elle qui conduisait la mélodie. Comme premier instrument, elle est très certainement femelle. Un hypothèse bâtie sur plusieurs éléments :
Le nombre douze symbolise la femme dans la société khmère, à l'image des parties molles, c'est-à-dire les fluides corporels, à savoir : excréments, bile, lymphe, sang, sueur, graisse, larmes, huile, salive, mucus, synovie, urine. Cette liste est énumérée par les moines bouddhistes lors de certaines cérémonies, notamment celle du “Rappel des Pralung”.
La harpe semble avoir possédé vingt-et-une cordes selon un comptage sur deux instruments de belle facture représentés dans les bas-reliefs du Bayon. Le nombre 21 est masculin. Dans la littérature védique, il est associé à la fois à la Terre et au Soleil ; dans le bouddhiste Theravada, la terre est dure, par opposition à l'eau, féminine et molle. Le manche de la harpe pourrait bien représenter un phallus tendu !
Dans plusieurs cas, au Bayon, la harpe est représentée avec onze cordes parce que l’instrument de petite taille et que le sculpteur a fait ce choix, probablement pour des raisons techniques liées à friabilité de la roche à sculpter. Il pourrait toutefois s’agir, là encore, de harpes à vingt-et-une cordes avec onze cordes représentées en relief positif et dix en négatif par omission.
Les deux éléments physiques composant les cymbalettes symbolisent le Soleil et la Lune. Leur jeu rythmique séquence le temps, à l'image des deux astres qui rythment les saisons de la société rizicole des Khmers.
Nous ignorons le symbolisme de la racle. Notons toutefois que cet instrument, très probablement en bois, à la fois complémente et s'oppose au son métallique des cymbalettes. Il pourrait aussi représenter l'élément eau car sa sonorité représente le chant des grenouilles associées à la pluie et l'eau.
Les temples Khmers initialement construits en brique ont une base carrée et ouvrent à l'Est. Les quatre face sont donc orientées dans les quatre directions, chacune gardée par un dikpāla : feu, eau, air, terre (moyen mnémotechnique en français = FORT).
On peut donc constater que l'orchestre khmer, comme on pouvait s'y attendre, est composé d'un instrument femelle (cithare monocorde) — principal, générateur de la mélodie — et d'un instrument mâle (harpe) — suiveur, accompagnant la mélodie. Nous pensons que cette situation existait avant l'arrivée des Brahmanes puisque les ensembles de gongs et les instruments en bambou des proto-khmers qui vivent aux confins frontaliers du Cambodge, Laos et Vietnam sont eux aussi structurés ainsi.