Orchestres à cordes d'Angkor Vat


MAJ : 3 décembre 2023


« L'absence de preuves n'est pas une preuve d'absence. » 

Introduction

Ce titre, “Les orchestres à cordes d'Angkor Vat“, est d’avantage un clin d’œil que l’évocation d’une réalité tangible. En effet, il nous aura fallu vingt ans pour trouver deux représentations d’instruments à cordes dissimulés parmi les milliers de médaillons ornant les piédroits des portes du temple. Notre recherche a principalement porté sur la représentation iconographique de harpes dans les temples angkoriens. Si le Bayon et Banteay Chhmar nous ont fourni assez facilement nombres d’entre-elles, Angkor Vat nous a longtemps fait (dés)espérer puisque les grands bas-reliefs n'offrent aucune occurrence de cordophone. L’essentiel des instruments de musique et des outils sonores se trouvent entre les mains des militaires, des brahmanes et des rishi. En désespoir de cause, nous avons dû exploré maintes et maintes fois l’ensemble des tapisseries de médaillons qui ornent les piédroits et quelques murs avec différentes approches et regards. 

Angkor Vat, bâti au début du XIIe siècle, représente le chaînon manquant entre les très rares représentations de cordophones du VIIe siècle à Sambor Prei Kuk et celles, très nombreuses, du Bayon et Banteay Chhmar. Les seuls cordophones représentés dans l’iconographie d’Angkor Vat du début du XIIe s. (cette précision est nécessaire car l’iconographie d’une partie de la galerie nord date du XVIe s.) sont à ce jour (avril 2022) deux harpes et une cithare monocorde à double résonateur. Si un (ou deux) luths sont mentionnés dans l’épigraphie du IXe s., ce type d'instrument est en revanche absent de toute l’iconographie angkorienne. Celle d’Angkor Vat n’est guère plus fournie puisqu’elle offre seulement quatre ensembles à cordes :

  • Une danse de Shiva dans la galerie ouest où deux cordophones sont visibles ;
  • Une danse de Shiva dans un escalier d’accès à la terrasse centrale, dans laquelle les musiciens sont représentés, mais les instruments seulement évoqués ;
  • Deux scènes de danse dans les galeries sud et nord où, là encore, les instruments sont seulement évoqués. 

Si les musiciens sont perceptibles en tant que tels, demeure la délicate question de l’identification des instruments puisqu'ils ne sont pas représentés.

Nous savons, grâce nos recherches, qu’il existe un nombre fini d’instruments composant les orchestres à cordes angkoriens. Ceux représentés au Bayon et Banteay Chhmar, soit près d'un siècle après Angkor Vat, nous offrent quelques précisions, mais sans exhaustivité : nous pensons que certains instruments manquent (tambours, luth ?) tandis que d'autres étaient dupliqués, comme la cithare monocorde et la harpe. Aussi, lorsque les musiciens sont représentés sans leur instrument, comment peut-on identifier leur nature ? Quels indices nous sont fournis pour tenter une approche scientifique ? Si certains musiciens sont clairement représentés de face, d'autres semblent vus de dos. C’était une méthode habile, pour les sculpteurs, afin de n'avoir pas à représenter les détails ; ils limitaient leur effort aux contours des personnages. C'était peut-être aussi une manière de gagner du temps puisque chacun, immergé dans sa culture, pouvait reconnaître n'importe quel musicien au premier coup d’œil. À l’époque angkorienne, nous constatons que les instruments de musique sont représentés avec très peu de détails, comparativement à l'Inde d'où ils sont originaires. La position des musiciens et des chanteurs est soignée. C’est sans doute cette piste qu’il convient d’explorer. Mais nous savons aussi que la typologie de l’assise des hommes et des femmes était (et demeure) standard selon le rang social. Le Bouddha, le roi, les brahmanes et les gens du commun sont représentés avec des assises différentiées. 

Nous ne reviendrons pas, dans cet article, sur la danse de Shiva de la galerie ouest où sont visible une harpe et une cithare. Vous pouvez accéder directement à l’article en cliquant ici.


Danseuse et musiciens célestes. Troisième enceinte, galerie sud

Cette scène est centrée autour d'une danseuse qui, par la position de ses jambes, semble être une apsara plutôt qu'une danseuse sacrée. Les musiciens pourraient alors être des musiciens célestes gandharva. Cette hypothèse est consolidée par la présence d'animaux dansant dans la partie supérieure de l'image et de guerriers faisant de même avec des armes blanches en bas.

Nous savons, à travers l'histoire de l'art, que les artistes plasticiens des sociétés anciennes ont souvent représenté les instruments de musique de leur environnement, en lieu et place de ceux du temps passé dont ils ignorent tout. Aussi, même si les personnages de cette scène sont des musiciens célestes et que leur origine remonte aux temps védiques, les instruments représentés sont ceux de l'époque d'Angkor Vat. C'est pourquoi nous partons du paradigme que les instruments cachés ici par les corps sont ceux déjà connus dans les périodes antérieures, à savoir Ishanapura, site archéologique de Sambor Prei Kuk et Hariharalaya, temples du groupe de Roluos, et postérieures (période du Bayon).

 

La position des musiciens

Dans un premier temps, nous publions ci-dessous une image montrant les dix personnages détourés et agrandis. Tous sont représentés de face.

Pour l'image ci-dessous, nous proposons une hypothèse provisoire de répartition des instruments avec un risque d'erreur plus grand pour les deux personnages de couleur rouge. Nous avons utilisé les instruments reconstitués par Sounds of Angkor, qui n'ont ici que valeur d'illustration. Nous manquons cruellement d'occurrences pour appuyer notre thèse pendant la période d'Angkor Vat, mais nous espérons que cette première option permettra d'apporter critiques et contre-propositions.

 

Nous publions ci-après les personnages individuellement dans leur version originale, puis détourés et, le cas échéant, avec une simulation instrumentale dans les mêmes conditions que précédemment.

 

Danseuse

La danseuse apsara est le personnage central de la scène ; elle porte une couronne ou un diadème dont quatre pointes sont visibles. Neuf musiciens et chanteurs la regardent.

La danse est, dans la monde angkorien, un art majeur. Dans les arts plastiques de cette même époque, la danse ne requiert pas obligatoirement de représenter les musiciens. Quand c'est le cas, une paire de cymbalettes ou une flûte traversière suffisent parfois. Nous pensons que dans l'esprit des Khmers angkoriens, la danse impliquait la musique, alors pourquoi la représenter ? Un musicien avec son instrument est un “objet” statique non sonore alors que la danseur est un “objet” dynamique exécutant un mouvement ou une suite de mouvements. Par ailleurs, compte tenu des contraintes liées aux surfaces de sculptures et à la difficulté de représenter les instruments de musique avec justesse — une problématique jamais résolue jusqu'à nos jours d'ailleurs —, une représentation standardisée de la danse a suffi à contenter les Khmers anciens.

 

Cithariste 1

Ce musicien a la position typique des joueurs de cithare monocorde, avec la main droite en bas de l'instrument pour pincer la corde, et la gauche, plus haut, pour modifier la hauteur de la note en appuyant sur la corde. Un indice, s'il en est, concerne l'élément graphique qui part de son épaule gauche, sorte de tige de lotus terminée par un bouton. Nous ne comprenons pas son rôle et surtout pourquoi il est connecté au musicien. Mais peut-être n'y a-t-il rien à y voir. À moins qu'il ne marque le statut de “premier cithariste” puisque le second cithariste en est dépourvu ?

 

Cithariste 2

Ce musicien a la même position que le précédent. Le fait que les citharistes 1 et 2 se trouvent représentés l'un au-dessus de l'autre pourrait accréditer le fait qu'il s'agisse du même instrument avec une première et une seconde cithare comme c'est le cas à l'époque du Bayon.  

 

Harpiste 1

Les harpistes 1 et 2 sont les seuls à avoir le bras tendu et notamment le gauche, celui qui normalement joue les cordes graves. Cette position est généralement celle des chanteurs. Situé juste devant les cithares, les deux harpistes ont une place normale dans la hiérarchie représentative des orchestres. La main gauche se prolonge d'une large fleur de lotus surmontée d'une tige se terminant par un bec d'oiseau. Peut-être faut-il y voir un geste artistique montrant simultanément le cou de l'animal et le manche de la harpe ? Rappelons que les deux harpes figurées à Angkor Vat se terminent par une tête d'oiseau.

 

Harpiste 2

Ce second harpiste a lui aussi le bras gauche tendu. Sa main se termine par une fleur de lotus, mais de moindre importance. Peut-être est-ce une manière de marquer le fait qu'il s'agit du second harpiste ?

 

Tambourinaire

La position de ce musicien est particulière. Sa main droite est relevée comme pour montrer la dynamique du jeu. Juste à l'aplomb du plat de cette main, un trait semble marquer la surface d'un tambour. Par ailleurs, le genou droit présente un léger décrochement qui n'existe pas chez les autres musiciens., peut-être l'extrémité du tambour. Nous faisons ici deux hypothèses organologiques :

  1. un tambour en sablier à variation de tension (thimila). Le bras droit écrase les liens qui unissent les deux membranes pour changer la hauteur sur son ; cette technique est connue sur toutes les représentations de tambours thimila, mais c'est habituellement la main gauche qui réalise cette fonction et non le bras.
  2. un tambour en gobelet pour lequel la position du musicien est compatible.

Soulignons que les tambours ne sont jamais représentés dans les orchestres à cordes de la période du Bayon ; toutefois cette constatation n'exclut pas la certitude de leur présence réelle.

 

Racleur

Nous avons dénommé par le néologisme “racleur”, le joueur de racle. Cet instrument est presque toujours présent dans les orchestres de l'époque du Bayon. S'il s'agissait d'un flûtiste, les mains seraient positionnées différemment. 

 

Chanteur 1

Nous savons qu’au moins un chanteur est nécessaire dans ce type d’orchestre. Il semble se trouver sous la danseuse. L’indice est que sa bouche est ouverte. Toutefois son bras n'est pas tendu, ce qui est généralement un critère.

 

Chanteur 2

À l'époque du Bayon, une seconde chanteuse est souvent présente dans les orchestres à cordes les plus complets, c'est-à-dire ceux où sont dupliqués la cithare et la harpe. Toutefois, cette seconde chanteuse joue les cymbales, ou le racle comme dans une unique occurrence à Banteay Chhmar ce qui est une option que nous n'avons pas retenu puisqu'il y a déjà un cymbaliste. Il pourrait toutefois s'agir d'un joueur de racle ou d'un flûtiste jouant d'une flûte à embouchure terminale.

 

Cymbaliste

Les cymbalettes sont l'instrument indispensable à tout orchestre à cordes. Nous avons identifié ce personnage comme cymbaliste potentiel par la position de ses mains et un détail de la sculpture.


Le prince Ream et ses musiciens. Troisième enceinte, galerie nord

Cette scène dépeint le prince Ream, héros du Reamker (version khmère du Râmâyana indien de Valmiki) et probablement la princesse Seda, son épouse, qui se tient derrière lui. Il sont entourés d'une chanteuse, de musiciens et des singes de l'armée d'Hanuman. Si la présence de Seda est attestée, il pourrait s'agir d'une fête organisée après la libération de la Princesse des griffes de l'ogre Reap (Ravana), roi du Lanka.

Dans l'image ci-après nous mettons en lumière le couple princier, la chanteuse et les musiciens. Les instruments de musique ne sont pas représentés, mais nous nous appuyons sur quelques maigres indices pour avancer une hypothèse.

 

Ream et Seda

Le prince Ream avec son arc et la princesse Seda, son épouse. Si le prince arbore un collier, la princesse ne porte aucune parure. 

 

Chanteuse

La chanteuse est coiffée d'un chignon. Sa main droite est tendue, signe tangible d'une communication verbale ou chantée à l'époque angkorienne. 

 

Cymbaliste

Tout orchestre à cordes ou militaire (trompes, conques et tambours) dispose respectivement d'une paire de cymbalettes ou de cymbales. Dans cette scène, comme dans celle de la galerie sud décrite ci-avant, le contour des cymbalettes est présent dans la sculpture. 

 

Harpistes 1 & 2

À titre d'hypothèse, ces deux musiciens sont des harpistes. L'indice est constitué par le pied de l'instrument qui apparaît entre les genoux des musiciens. La harpe est ici tenue da gamba, c'est-à-dire sur les cuisses. Nous reconnaissons que cet indice est faible, mais il n'en existe pas d'autre. Ce pied de harpe est visible, tant sur la harpe de la danse de Shiva à Angkor Vat, que sur celles du Bayon et de Banteay Chhmar. En revanche, contrairement à la scène de la galerie sud, le bras qui joue les cordes graves n'est pas déployé. Une bizarrerie avec laquelle il nous faut composer pour l'instant.

 

Citharistes 1 & 2

Une fois encore, à titre d'hypothèse, ces deux musiciens sont des citharistes. L'indice est constitué par le haut du manche de l'instrument qui apparaît au-dessus de chaque épaule, les musiciens étant vus de dos. La position des deux bras droits est totalement compatible avec le jeu de la cithare. Quant au bras droit du cithariste 2, il est replié dans une position elle aussi compatible. Le bras gauche du cithariste 1 est en revanche invisible. 


Apsaras, danseurs et musiciens célestes. Escalier central

Cette scène montre des apsaras (médaillons supérieurs), des musiciens et des auditeurs (médaillons centraux) et des danseurs célestes (médaillons inférieurs). Son interprétation est délicate car peu de détails apparaissent, des imprécisions de gravure jettent le trouble sur l'intention réelle de l'artiste/artisan et des parties semblent inachevées.

Nous publions ci-après le détail agrandi, original et détouré, des personnages de la ligne centrale. Les trois premiers à partir de la gauche sont tournés vers la droite et les deux derniers vers la gauche. Cette ligne est centrée autour du personnage central. 

Nous présentons maintenant les personnages dans l'ordre d'importance des probabilités d'identification.

 

Personnage central : Ream?

La nature de ce personnage est incertaine mais il pourrait s'agir de Ream, le personnage central qui nomme le Reamker. Ce que nous avons colorisé en rouge pourrait être son arc, un attribut qui ne le quitte que rarement. Son bras tendu semble dénoté qu'il parle.

 

Quatrième personnage : ?

Le quatrième personnage est soigné. Il se tient devant Ream. Des détails vestimentaires apparaissent et ses pectoraux sont soulignés. On note toutefois une erreur dans la gravure : son bras droit passe devant sa poitrine alors qu'il est coupé par la ligne de dessin du tronc. Cette erreur, ajoutée à l'imprécision de réalisation du second personnage, démontre qu'il faut analyser cette scène avec prudence. Pour l'heure, nous ignorons sa nature. À moins qu'il s'agisse d'un cymbaliste ?

 

Premier personnage : Hanuman?

Le personnage du premier médaillon est un singe. Il est reconnaissable à son faciès et sa queue. Il s'agit d'un personnage humanisé eu égard à son assise et sa position d'écoute. Ce pourrait être Hanuman, le singe blanc qui conduisit l'armée des singes chargée de délivrer la princesse Seda des griffes de Reap, le roi du Lanka. Cet indice accrédite la thèse de la présence de Ream comme personnage central.

 

Cinquième personnage : cithariste ?

Le cinquième personnage semble être un musicien et même un cithariste. Au-dessus de son épaule droite se dégage le sommet du manche de son instrument ; on voit même ce que nous identifions être le résonateur au niveau de son cou. Normalement, le résonateur est appuyé sur la poitrine, mais le sculpteur a peut-être souhaité offrir cet indice supplémentaire d'identification. Notons que sur certaines représentations de citharistes à l'époque du Bayon, le résonateur est parfois représenté ainsi. Il y a toutefois un point troublant : la main droite du musicien passe devant son buste. Elle est en bonne place pour jouer. En revanche, la main gauche semble passer derrière ses hanches. Mais peut-être ne s'agit-il que d'une imprécision de la sculpture…

 

Second personnage : ?

Pour le second personnage, il est difficile d'émettre une hypothèse fiable. Eu égard à ce que nous avons décrit dans la scène du “Prince Ream et ses musiciens” ci-avant, l'élément dépassant de l'épaule fait penser à un cithariste. Mais ici, rien n'est moins sûr. L'objet qui dépasse est plus gros et légèrement ventru. Par ailleurs la position des mains n'est pas tout à fait appropriée. Aucun vêtement n'est représenté. Aussi, ne pouvons-nous rien avancer de concret pour l'instant. Ce personnage semble inachevé.

 

En conclusion

Dans cette scène, un seul personnage joue un instrument à corde, une cithare. Nous savons, par l'épigraphie de Lolei, que la cithare monocorde est l'instrument principal de l'orchestre, avant la harpe. Aussi, le sculpteur a peut-être fait le choix de minimaliser la place de la musique en représentant ce seul instrument, ce qui constituerait une première. À moins que le quatrième personnage soit le cymbaliste ?


L'énigme de l'absence des cordophones à Angkor Vat

L'ensemble de cette recherche et de ces remarques conduit à poser la question suivante : pourquoi les instruments et les orchestres à cordes ne sont-ils jamais représentés à Angkor Vat ?

Le roi Suryavarman II et ses architectes ont choisi de représenter les épopées du Reamker et du Mahābhārata ainsi que divers mythes hindous, à la fois sur les murs de la troisième enceinte, sur les frontons et dans les tapisseries de pierre des piédroits de portes. Les instruments à usage martial (trompes, conques, tambours et cymbales) y sont pléthore. Mais il a également fait représenter des scènes de cour dans la galerie sud, au-dessus de la scène des enfers. Aux temps angkoriens, la danse est primordiale et il n'existe pas de danse sans musique jouée par des cordophones. Nous considérons, peut-être à contre-courant, mais avec des arguments, que les 1827 dites devatas (selon le comptage d'une étude américaine) ornant Angkor Vat, ne sont pas (ou pas seulement) des “déesses” mais les femmes de l'environnement direct du souverain (reines, princesses, concubines, musiciennes, danseuses, etc). Nombres d'entre elles portent des fleurs de lotus, des miroirs, des bijoux, des livres en ôles de palmier et les attributs du pouvoir… mais jamais d'instrument de musique. Certaines positions évoquent pourtant des jeux instrumentaux, mais les indices sont trop faibles, dans l'état actuel de nos connaissances, pour échafauder une théorie. Quoique… Une corrélation faite par nous-même en janvier 2021 entre une joueuse de racle-chanteuse à chignon à boucle de Banteay Chhmar et certaines “devatas” portant un chignon similaire dans divers temples de l'époque du Bayon, incite à penser que la corrélation est solide.

Il semble que les tapisseries de médaillons historiés aient été, pour un certain nombre d'entre eux, sculptés ou tout du moins élaborés par des religieux — anciens ermites / ascètes (rishi) ? — qui avaient une connaissance des textes sacrés hindous et des légendes. Par ailleurs, beaucoup d'images et des séries d'images narratives mettent en scène des ascètes  et des ermites. Les sculpteurs savaient parfaitement représenter les rites pratiqués entre eux dans la forêt, les animaux, les scènes de chasse, etc. Certaines scènes très intimes (que nous ne sommes pas en mesure de publier), démontrent le niveau de connaissance de la vie dans la forêt. Lorsqu'il s'agit de représenter un arbre à cloches et les rituels dans lesquels ils étaient utilisés, notamment funéraires, tous les ingrédients sont parfaitement représentés. De même, dans la scène du théâtre d'ombres de la galerie sud d'Angkor Vat, la flûte a été clairement représentée car cet instrument de facture simple, typique des milieux forestiers et agraires, étaient connue des artistes. Nous pensons que ces sculpteurs n'avaient aucun accès à la sphère de la cour royale, fussent de près ou de loin et que les instruments à cordes leur étaient inconnus, hormis les cymbalettes, petites cousines des cymbales de guerre qu'ils avaient probablement vues lors de défilés militaires.

La seule véritable occurrence de cordophone est le couple “cithare monocorde et harpe” accompagnant la Danse de Shiva. Dans ce cas, il est clair que l'artiste (au moins le dessinateur) avait eu accès à la cour royale puisqu'il a représenté le Roi. Le niveau de détails de la harpe (forme générale, présence du pied, de la tête d'oiseau et du dispositif d'attache des cordes sur le manche) ne laisse aucun doute sur le fait que l'artiste connaissait parfaitement la structure organologique de ces instruments. Notons que sur le même piédroit, plus bas, le Roi est représenté sur un éléphant ; il est reconnaissable à sa couronne conique, son assise, aux parasols et éventails.

Cela pose également la question de la vie religieuse à Angkor Vat durant sa construction. Rappelons ici qu'Angkor Vat est plus un mausolée, celui du roi Suryavarman II (r. 1113-1150), qu'un temple proprement dit. Il aurait été bâti sur une période à 37 années durant lesquelles, hormis les rituels relatifs à l'édification elle-même, il n'y aurait peut-être pas eu de cérémonies religieuses accompagnées de danse, ou alors sur une brève période. La galerie d'entrée ouest regorge pourtant de représentations de danseuses sacrées et de maîtresses de danse, mais en aucun cas de musicien(nes) comme c'est le cas au Bayon. Si des cérémonies avec danseuses sacrées avaient eu lieu dans ce que l'on pourrait considéré comme des espaces de danse, à l'instar des grands temples de Jayavarman VII, les sculpteurs auraient été à même de sculpter les instruments à cordes (cithare, harpe voire luth). Peut-être existait-il un interdit ? Si le roi Suryavarman II était véritablement musicien, nul ne devait lui faire ombrage. La problématique demeure entière !


Devatas musiciennes ? (en cours de rédaction)

Les temples hindous de l'Inde montrent de nombreux personnages célestes, notamment des musicien.nes en haut relief, dont la fonction précise de chacun.e est éclairé par un instrument de musique tenu en position de jeu. Dans les temples khmers, ces divinités sont appelées “devatas”. La grande énigme de ces personnages représentés en pied est que chacun d'entre eux est différent, sans pour autant être attaché à une fonction céleste identifiable. À Angkor Vat, par exemple, on retrouve de tels personnages avec les mêmes vêtements, coiffures, tiares et bijoux dans les bas-reliefs historiés de la troisième galerie sud, aile ouest. Il fait alors peu de doute que ces personnages avaient une position sociale et fonctionnelle à la cour royale de Suryavarman II. La récente identification des reines Jayarajadevi et Indradevi par PhalikaN parmi les devatas de l'époque du Bayon, prouve qu'il existe un code de lecture perdu, à retrouver. Dans une démarche similaire à celle de PhalikaN, nous avons pu identifier ce que nous pensons être des chanteuses de louanges parmi les devatas de l'époque du Bayon. Voir notre article Personnages féminins à chignon à boucle(s).

 

Chanteuse de louanges ?

À Angkor Vat, un personnage a attiré notre attention par son unicité. Il s'agit d'une devata représentée bouche ouverte, alors que toutes les autres ont la bouche fermée. Puisqu'elle a la bouche ouverte, ses dents apparaissent. Elle se situe dans la galerie d'entrée ouest, côté intérieur. Des dents sont également visibles sur d'autres devatas mais il s'agit de modifications sauvages ultérieures. Celle-ci est privilégiée à plusieurs égards : elle est grande, entourée de riches décors floraux, la sculpture est très soignée, le décor de la robe est somptueux, ses jambes apparaissent en transparence et, très important, elle fait face au sanctuaire central. À l'époque du Bayon, tous les personnages dont on voit les dents sont des chanteurs, jamais des chanteuses. Rappelons que durant cette période, chanteurs et chanteuses sont identifiables par plusieurs critères :

  • Chanteurs : bouche ouverte, dents et/ou langue visible(s), main ou index tendu.
  • Chanteuses : chignon à boucle simple ou double, bouche ouverte, main ou index tendu. Parfois la chanteuse joue simultanément des cymbalettes ou un racle.

Dans le cas de la devata d'Angkor Vat qui nous intéresse ici, nous avons découvert un second indice : l'index de sa main droite est tendu. Nous avons pu voir, dans les chapitres précédents, qu'à Angkor Vat aussi, la main tendue démontre que le personnage parle ou chante. Aussi pensons-nous qu'il s'agit d'une chanteuse, voire plus précisément d'une chanteuse de louanges à l'endroit du Roi divinisé post-mortem  compte tenu de sa position, face au sanctuaire central, là où reposait le défunt roi.


Statut des devatas

Les bas-reliefs de la troisième galerie sud montre des personnages féminins portant des chignons de styles variés et des tiares. Nous pouvons constater que le fait de porter un chignon ou une tiare marque un statut social. Pour demeurer concret, toutes les femmes portées dans un palanquin sont coiffées d'une tiare. Celle-ci semble donc être un personnage de haut rang, d'autant que sa tiare est ornée de six médaillons disposés de manière pyramidale.


Musiciennes ?

S'il existe une chanteuse, existerait-il aussi, dans le groupe des devatas faisant face à l'ouest, des musiciennes et des danseuses ? Nous n'avons, contrairement au chant, aucune autre occurrence à Angkor Vat sur laquelle nous appuyer pour les identifier. Nous savons par l'épigraphie du IXe s. (Lolei, Bakong) que des danseuses, des chanteuses et des musiciennes étaient offertes pour le service des divinités aux temples, une pratique toujours d'actualité au début du XXe siècle à la Cour royale à Phnom Penh. Il nous faut considérer qu'Angkor Vat est moins un temple que le mausolée du roi Suryavarman II. Il semble qu'à l'instar des empereurs chinois, il ait souhaité partir dans l'autre monde accompagné de ce qui était le plus cher pour lui : sa cour. Alors peut-être faut-il voir à travers toutes ces femmes dites devatas, des danseuses, des chanteuses, des musiciennes, des concubines, voire même, pour celles qui entourent le sanctuaire central (bakan) ses épouses (reines ?). Mais comment identifier la fonction de chacune d'elle ? Beaucoup de chercheurs ont tenté de répondre à cette question mais nulle répondre ne fait l'unanimité. Nous proposons un hypothèse de travail pour certaines devatas se trouvant dans le même alignement que la “chanteuse de louanges” à la bouche ouverte. Au-dessus d'elles se trouvent, sur toute la longueur, ce qui semble être des gandharvas chevauchant des animaux mythiques. Selon les textes de référence de l'Inde antique, ils sont les musiciens célestes. Mais eux non plus n'ont pa d'instrument de musique entre les mains. Une fois encore, ils semblent danser mais la musique n'est pas représentée.