MAJ : 2 décembre 2023
Le terme mahori មហោរី désigne à la fois un ensemble orchestral (avec de nombreuses variantes spatio-temporelles) et le répertoire joué par ce dernier. Saverous Pou, dans le “Cahiers d'études franco-cambodgiens N°5” (juillet 1995), décrypte l'origine probable du terme mahorī : “Il remonte au sanskrit manohara, -rī, “qui ravit, qui charme l'âme”, qui était emprunté depuis très longtemps par les anciens Khmers. Dans l'épigraphie vieux-khmère proprement dite, essentiellement populaire, il apparaît comme nom propre donné aux serviteurs des dieux, probablement des musiciens. K.400 (9ème s., IC VI, 85: 16) entre autres mentionne deux formes : manohara et manoharī. Plus que des noms, il s'agit là de surnoms choisis pour leur sens recherché et leur consonance mélodieuse, conférés aux serviteurs d'après leur talent - coutume khmère courante de jadis comme de maintenant. Dans un autre ordre d'idées, la fameuse stèle sanskrite de Prè Rup, K.806 (10ème s., IC I, 98: CCXXI), fait allusion à la “poésie ornée” ou kāvya, probablement lyrique à laquelle s’est adonné le grand roi Rājendravarman, en ces termes : kāvvye… manohare. Donc, ce vocable sanskrit était anciennement bien connu des Khmers comme lexème, et son usage s'est étendu et popularisé en onomastique. Un tel mot de quatre syllabes était voué à l’usure dans l’usage khmer au niveau populaire. D’où la mutation de manoharī, pour ne prendre qu’une forme, en mahori, ce qui est loin d’être étrange ou exceptionnel en khmer.”
L'orchestre mahori (également translittéré mohori, mohaori, mahaori) ou vung phleng mahori (វង់ភ្លេងមហោរី) est originellement un ensemble de musique de divertissement d'essence aristocratique joué dans les cours royales du Cambodge, de Thaïlande (Siam) et du Laos avant de pénétrer parmi les familles aisées, puis finalement dans le peuple. Il trouve son origine à l'époque préangkorienne et, antérieurement, au sud de l'Inde. Lorsque l'on parle d'orchestres et de musique orchestrale, il faut séparer divers éléments :
Ce qui caractérise globalement le mahori est l'utilisation, dès les origines, d'instruments à cordes, auxquels furent ajoutés plus tard des percussions mélodiques telles les xylophones et les carillons de gongs, sans toutefois modifier l'existant. Nous avons consacré un article à L'orchestre mahori de la cour d'Ayutthaya dans lequel nous faisons état de la stabilité des instruments à cordes et des percussions (tambours, cymbalettes, racle) depuis l'époque Gupta en Inde jusqu'à la fin de l'ère d'Ayutthaya au Siam.
Le mahori joué dans la seconde moitié du XIXe et durant la majeure partie du XXe siècle à la cour royale du Cambodge est l'orchestre le plus métissé qui soit puisque ses instruments proviennent à la fois de l'Inde, du Siam, du Moyen-Orient à travers la Malaisie, de Birmanie et de Chine. Voir détails plus bas.
Le photographe français Émile Gsell nous offre les premières photographies de l'orchestre mahori de la cour du roi Norodom 1er c. 1870-71 à Phnom Penh. Il en a fait une vue d'ensemble puis a immortalisé chaque musicienne (moins une) avec son instrument. Nous avons restauré et colorisé ces images (©) puis avons remis en scène les musiciennes, dans le même ordre que sur la photographie d'ensemble, dans un geste purement artistique. Les noms des instruments mentionnés à l'écran sont ceux utilisés à la cour au XIXe s. et mentionnés par Jean Moura dans son ouvrage de 1883 : “Le royaume du Cambodge”.
La chanson Preah Thong ព្រះថោង accompagnant cette vidéo est considérée comme l'une des plus anciennes du répertoire classique khmer. Elle est interprétée par la chanteuse Pich Chakrya ពេជ្រ ចរិយា, accompagnée par un orchestre similaire à celui photographié par Gsell, plus une vièle bicorde tro, qui existait déjà à cette époque.
Nous avons consacré une page spéciale à cet orchestre : Les musiciennes du roi Norodom (règne 1860-1904), par Émile Gsell.
Nous l'avons dit plus haut, le mahori est un orchestre à structure variable. Les orchestres les plus anciens ne comportaient que des instruments à cordes (en dehors des percussions et d'une flûte). Pour des raisons probablement relative à puissance acoustique et peut-être aussi à une volonté d'innover, le mahori emprunta des instruments à l'ensemble pin peat d'origine siamoise. Cinq types sont recensés :
L'ensemble mahori du Palais Royal du Cambodge à Phnom Penh était composé d'un nombre variable d'instruments selon la disponibilité des instruments et des musiciens à un moment donné. En voici la liste par ordre alphabétique des typologie :
À l'époque où la cour royale était encore dotée d'un orchestre mahori, on pouvait y entendre une musique douce et fluide, mais aussi énergique selon la manière dont étaient mis à profit les divers instruments. Mais par-delà les instruments, l'orchestre mahori est également doté de chanteuses ou de chanteurs ainsi que l'on peut déjà le voir sur les bas-reliefs de l'époque du Bayon (fin XIIe-début XIIIe s.). Les textes dépeignent la beauté de la nature, les sentiments amoureux ou certaines joies de la vie quotidienne.
Il existe des centaines de chants dans le répertoire mahori. De nos jours, il est joué lors de banquets, ou pour animer certaines danses folkloriques. Les touristes visitant les temples khmers de la région de Siem Reap peuvent l'entendre, interprété par des orchestres minimalistes composés d'hommes et de femmes victimes des mines antipersonnel.
Le jeu habituel de ce répertoire consiste en une alternance entre le/la chanteur-euse et l'orchestre. Lorsqu'il/elle s'exprime, le chanteur ou la chanteuse est accompagné uniquement par le couple de tambours thon-romonea et des cymbalettes chhing. Le chant (un ou deux couplets) est aussitôt repris de manière instrumentale par l'orchestre.
Le répertoire mahori n'est pas exclusif à la cour royale, le peuple le joue également. Les orchestres dit “royaux” sont à l'image du paradoxe de l'œuf et de la poule : « Qu'est-ce qui est apparu en premier : l'œuf ou la poule ? ». Ainsi, la question est posée : les orchestres populaires ont-ils engendré les orchestres royaux ou bien n'en sont-ils que des émanations appauvries ? À moins que la vérité, comme bien souvent, ne se situe à la croisée des chemins. Dans leur version populaire, les orchestres jouant le répertoire mahori sont eux aussi à structure variable. Ils se compose d'instruments à cordes (cithares khim, krapeu ; vièles tro), à vent (flûte khloy, feuille slek), à percussions (tambour skor daey, cymbalettes chhing, xylophone roneat).
Ci-après, deux exemples d'orchestres populaires rencontrés dans les temples du Parc archéologique d'Angkor (Siem Reap).
Cette séquence a été tournée au temple de Ta Prohm en 2006. L'orchestre se compose d’un xylophone roneat ek, d'une vièle bicorde tro sau, d’une cithare tricorde krapeu, d’une cithare sur table khim, de cymbalettes chhing, d’un tambour skor daey. Ces musiciens sont des victimes de mines antipersonnel.
Cette séquence a été tournée au temple de Banteay Srei en 2010. L'orchestre se compose d’un xylophone roneat ek, de deux vièles bicordes tro sau et tro ou, d’une cithare tricorde krapeu, d’une cithare sur table khim, d’une flûte khloy, d'un banjo, de cymbalettes chhing, d’un tambour skor daey.
Ces musiciens sont des victimes de mines antipersonnel.