“Cris d'animaux” - samrek sat សម្រែកសត្វ


MAJ : 6 décembre 2023


Le point culminant des funérailles khmères est le moment de l'allumage du bûcher funéraire mén មេន qui s'accompagne parfois, pour les familles qui en ont les moyens, de feux d'artifices et de sons extraordinaires générés au moyens de bambous remplis de poudre appelés samrek sat សម្រែកសត្វ, littéralement “cris d'animaux”. Si, dans la croyance populaire, ces sons imitent des cris d'animaux, la réalité originelle pourrait être tout autre. En effet, ces sonorités ressemblent aux longs pleurs des lamentations funèbres que l'on peut encore entendre chez les minorités ethniques du Ratanakiri, notamment chez les Tampuon. Nous pensons que l'on ne peut se contenter du terme khmer samrek sat pour définir l'intention de leur inventeur. Nous savons qu'en Asie du Sud-Est, des instruments de musique choisis se sont substitués ou superposés aux propos verbaux, aux chants et aux pleurs. Des pleureuses professionnelles ont, pendant des siècles, — et aujourd'hui encore, bien que rarement — officié lors des funérailles pour pleurer les défunts à la place de la famille. Une analyse récente, découlant de nos recherches sur le répertoire kantoam ming, montre qu'il s'agit de mélodies d'apaisement — parfois appelées “berceuses” — jouées au défunt ; avant les Khmers rouges, et dans un seul exemple récemment découvert à Vat Trach, un chanteur se substitue à la famille pour chanter et déplorer le départ prématuré de l'être cher. Les pièces d'artifice samrek sat pourraient donc être, elles aussi, une substitution civilisationnelle aux lamentations de la famille et des proches. Plus les sociétés se modernisent, plus la mort est cachée et plus le processus funéraire est délégué à des professionnels.

Nous ignorons depuis combien de temps ces feux d'artifices et ces “cris d'animaux” existent au Cambodge, mais compte tenu de la technologie, limitée à des bambous et de la poudre, on peut avancer qu'ils existaient peut-être déjà à l'époque angkorienne. Un premier témoignage, certes fort récent, provient d'Adhémard Leclère* qui assista aux funérailles du roi Norodom (Noroudam). Il écrit : “A cinq heures du soir, tout est prêt. On a partout placé des sentinelles sur les paillottes pour le cas où le mén viendrait à s'embraser et des pompes à incendie sont prêtes à fonctionner. On attache, aux quatre côtés du catafalque, des pièces d'artifices dites sâmrék-satv, « cris d'animaux », qui gémiront quand on mettra le feu et dont les pétards éclateront.

 

Plus anciennement, à la fin du XIIIe siècle, le chroniqueur chinois Zhou Daguan** 周達觀, rapporte ceci : “Ces gens (les Khmers) font toujours de la dixième lune chinoise leur premier mois. (…) En avant du palais royal, on assemble une grande estrade pouvant contenir plus de mille personnes, et on la garnit entièrement de lanternes et de fleurs. En face, à une distance de vingt toises, au moyen de [pièces de] bois mises bout à bout, on assemble une haute estrade, de même forme que les échafaudages pour la construction des stupa, et haute de plus de vingt toises. Chaque nuit on en construit trois ou quatre, ou cinq ou six. Au sommet, on place des fusées et des pétards. Ces dépenses sont supportées par les provinces et les maisons nobles. La nuit tombée, on prie le souverain de venir assister au spectacle. On fait partir les fusées et on allume les pétards. Les fusées se voient à plus de cent stades ; les pétards sont gros comme des pierriers, et leur explosion ébranle toute la ville.”

Ce témoignage, hors contexte funéraire, démontre que les Khmers anciens connaissaient la poudre et son usage. Il est fait allusion à la lumière et au son puissants.

 

* Adhémard Leclère,  La crémation et les rites funéraires au Cambodge. Crémation de Sa Majesté Noroudam Roi du Cambodge (1907), p. 144.

** Zhou Daguan et Paul Pelliot, Mémoires sur les coutumes du Cambodge de Tcheou Ta-Kouan, vol. 3, Adrien Maisonneuve, coll. « Œuvres posthumes », 1er mars 2003, 71-03 éd. (1re éd. 1951), 178 p.


À l'origine des lamentations funèbres

On rencontre, à travers le monde, des peuples chantant des lamentations funèbres collectives sous la forme de polyphonie aléatoire, à la manière des loups. Leur ressemblance frappante est à l’origine de ce texte imaginaire de notre création : 

« Il était une fois, à une époque où les humains vivaient encore de cueillette et de chasse, un homme, père d’une grande famille. Ses enfants étaient si nombreux que chaque soir, avant de se coucher, il se demandait comment il parviendrait à les nourrir tous le lendemain. Cet homme était certes bon chasseur, possédait des armes efficaces et des charmes magiques en quantité, mais il passait tellement de temps à débusquer le gibier que la tombée de la nuit avait souvent raison de sa ténacité.

Un jour où il guettait un buffle sauvage affaibli par la maladie, il concentra son attention sur la stratégie d’attaque d’une meute de loups convoitant elle aussi cette énorme proie. Le buffle était faible, mais nerveux. De la poussière montait tout autour de lui. Ses naseaux exhalaient un air rendu brûlant par la fièvre. Les loups, fort nombreux, l’encerclèrent et parvinrent à le mettre à bas malgré les ruades.

Les loups déclenchèrent une admiration certaine chez le chasseur. C’est alors qu’il se dit : « Si je parvenais à maîtriser ces loups, je n’aurais plus à m’inquiéter pour nourrir ma famille ! » Il lui vint alors une idée qui tombait à point nommé puisque c’était la saison des amours pour les loups. Voici ce qu’il fit.

Jour et nuit, il pista la meute de loup et l’observa avec l’œil aguerri du chasseur : intimidations, soumissions, combats, morsures, rien ne lui échappait. Il avait repéré un couple qui dominait tous les autres. Durant des semaines, il concentra son attention sur celui-ci. Un jour, il remarqua que le ventre de la louve dominante commençait à s’arrondir. Lui vint alors l’idée de se vêtir de feuillages et de s’enduire le corps d’excréments de loups afin de pouvoir approcher au plus près la meute.

Un après-midi, il repéra le manège de la louve au gros ventre mais, miné par la fatigue, dans un moment d’inattention, il l’a perdit de vue. Sa ténacité n’en fut toutefois pas affectée. Telle est l’âme du chasseur, rompue à la patience.

Durant des jours, il l’attendit. Un soir, elle réapparut, mais avec le ventre plat : ses louveteaux étaient nés ! Notre chasseur profita de l’une de ses absences pour s’introduire dans la tanière et subtiliser les louveteaux. Il les saisit un à un et les plongea dans sa gibecière. Le tour était joué. Il n’avait plus qu’à prendre le chemin du retour, fatigué mais heureux.

Dans l’abri-sous-roche où vivait sa famille, se trouvait une fosse naturelle où il y déposa les louveteaux. Les enfants affamés portaient un autre regard que leur père sur cet étrange gibier. Pauvre chasseur, il devait désormais satisfaire l’appétit de ses propres enfants et celui des louveteaux ! Concernant ces derniers, il fut convenu que sa femme les allaiterait en même temps que leur dernier fils.

La nuit qui suivit cet évènement, la famille du chasseur entendit de longues plaintes aux confins de la forêt. Ces chants de pleurs étaient à n’en point douter, ceux d’une famille endeuillée. En de telles circonstances, tout témoin devait se rendre aux funérailles. Ainsi fut fait. Le lendemain matin, avant le lever du jour, une partie de la famille se mit en route, se laissant guider par le son des pleurs. Mais, chose étrange, ils avaient beau marcher droit devant eux, ils semblaient dériver. La famille s’arrêta, tendit l’oreille. Les pleurs changeaient de lieu. Le forêt était grande et résonnait. Il n’était pas facile de définir avec certitude la provenance du son. Jamais une telle chose ne s’étaient produite auparavant. La famille du chasseur se remit en marche, modifiant son itinéraire en fonction de la localisation des pleurs quand tout à coup, elle rencontra une autre famille venant d’une autre direction. Les uns et les autres procédèrent à de longues salutations rituelles avant de découvrir qu’ils avaient entendu ces mêmes lamentations mobiles. Où pouvait donc bien se trouver la famille endeuillée ? Devant tant de questions sans réponse, chacun décida de rentrer chez soi. Les nuits suivantes, les mêmes lamentations funèbres se firent entendre. Le chasseur et sa famille se trouvèrent plongés dans le plus grand embarras. La perplexité fit alors place à l’inquiétude. Les esprits auraient-ils frappé toutes les familles vivant dans le forêt. À quand leur tour ? 

Le chasseur décida d’élucider le mystère. Par un soir de pleine lune, profitant du meilleur éclairage, il partit seul en direction de ce qui lui paraissait être le point central des lamentations des nuits précédentes. Arrivé dans les parages, il s’arrêta, se mit à couvert sous un rocher et attendit. Et s’il s’agissait d’une stratégie d’attaque d’un clan ennemi ? S’il reconnaissait la mélodie des chants funèbres, il n’en saisissait toutefois pas les paroles du fait de l’éloignement. Il espérait pouvoir comprendre le langage… Quand tout à coup, les chants se firent entendre, plus présents que jamais. Prudemment, le chasseur se mit en marche, la peur au ventre, tout sens en éveil, une lance à la main.

Les chants devenaient plus distincts encore. Son cœur se mit à battre de plus belle. Si la mélodie lui était familière, la langue, elle, lui était inconnue. C’est alors qu’il distingua quelques formes mouvantes faiblement éclairées par la lune filtrée par une épaisse futaie. Stupeur ! Une meute de loups chantait à tout rompre. Il resta là, médusé. Jamais auparavant il n’avait observé pareil manège. Il connaissait parfaitement les grognements caractéristiques des loups, mais jamais il ne les avait entendu chanter comme les humains.

 

Depuis ce jour, le loup hurle jour et nuit pour rappeler à homme son méfait.

Depuis ce jour, le loup fuit l’homme, lui dérobe ses brebis et parfois même ses enfants.

Depuis ce jour, le chien est le descendant des louveteaux dérobés par ce chasseur.

Aujourd’hui encore, le chien hurle à la manière du loup pour enseigner à sa descendance son origine lupine.

Aujourd’hui encore, le loup aboie pour rappeler au chien sa genèse et à l’homme son sacrilège.

Aujourd’hui encore, les loups et les hommes de tous les continents continuent de pleurer leurs enfants de manière similaire.

Depuis ces temps reculés, l’homme a chéri le chien mais pourchassé le loup au point de l’exterminer de ses territoires naturels.

Le loup parviendra-t-il un jour à éveiller la compassion de l’homme ?

L’homme parviendra-t-il un jour à comprendre la douleur du loup ? »

 

Illustration audiovisuelle

Pour illustrer ce propos de manière audiovisuelle, nous proposons une séquence vidéo composée de :

  1. Hurlements de loups enregistrés nuitamment en septembre 2009 au Parc du Gévaudan (France) où vivaient à cette époque une soixantaine de loups de Mongolie.
  2. Lamentations funèbres chez les Tampuon enregistrés en mars 2010. Cette population de langue mon-khmère vit majoritairement dans la province du Ratanakiri. Ces lamentations sont majoritairement chantées par des femmes devant la tombe, mais des hommes y prennent également part. Au total, ces pleurs durèrent environ deux minutes. Une fois terminés, la totalité des participants se releva et regagna immédiatement le village.
  3. Cris d'animaux enregistrés lors des funérailles de Vann Molyvann en 2017 à Siem Reap.

Le son est celui enregistré en direct dans les trois situations et publié sans trucage. Notons que les hurlements de loups, tout comme les lamentations funèbres des Tampuon et les “cris d'animaux” des Khmers ne durent guère plus de deux minutes. Une raison supplémentaire pour amalgamer théoriquement les trois et peut-être en imaginer une origine commune ?

Ce que l'on peut affirmer, c'est que les lamentations funèbres ont une origine préangkorienne eu égard à leur large répartition mondiale avec un résultat sonore similaire.