MAJ : 17 mars 2021
Quelles sont les caractéristiques du chapei permettant de l’identifier au premier coup d’œil ?
Si le chapei est ainsi reconnaissable au premier coup d’œil, il n’en existe pas moins des différences typologiques liées à son histoire et au grand nombre de luthiers qui les ont produits. Ces différences se jouent sur l’ensemble des parties constitutives : la caisse de résonance, le cordier, le manche, les frettes, le sillet, les chevilles et la partie sommitale.
Ce qui frappe tout d’abord lorsque l’on compare les chapei anciens et contemporains, c’est l’esthétique de sa partie sommitale qui le différentie de tous les autres.
Le diaporama ci-dessous offre un échantillon d'instruments professionnels datant du dernier quart du 19e siècle à nos jours, ainsi que d'instruments dédiés au marché touristique.
Les divers éléments constitutifs du chapei ont une raison d’être à la fois technique et symbolique. Sur le plan organologique, cet instrument possède les caractéristiques qui définissent le luth selon l’acception occidentale : “Une caisse de résonance dont le rôle est d’amplifier la vibration des cordes, un manche dans le plan de la table d’harmonie, des chevilles pour tendre les cordes, un cordier où s’attachent la base des cordes, et des cordes parallèles au manche”. La tête et les frettes sont des options non partagées par tous les luths.
La symbolique de chaque composant organologique du chapei est directement liée à la culture khmère, notamment sa culture religieuse, qui allie animisme, brahmanisme et bouddhisme. Le bouddhisme theravāda est la religion officielle du Royaume du Cambodge dont la devise est : “Nation, Religion, Roi” même s’il existe d’autres courants religieux acceptés, notamment l’islam et le christianisme, pour les plus représentatifs. Le bouddhisme theravāda khmer est intégratif. Il commença à se diffuser dès le XIVe siècle en assimilant les croyances animistes et brahmaniques. Cette assimilation est palpable partout dans le pays : objets du quotidien, habitat, monastères, monuments funéraires, édifices étatiques, instruments de musique et, dans le cas qui nous intéresse ici, chapei. Nous allons décrire, dans les chapitres ci-après, chaque élément du chapei du point de vue organologique et symbolique.
Afin de faciliter la lecture et la compréhension de l'organologie du chapei, nous avons emprunté les termes français utilisés pour la guitare.
Ce qui distingue la technologie du chapei de celle des luths occidentaux modernes, c’est la manière dont est conçue sa caisse de résonance : elle est monoxyle, c’est-à-dire creusée dans une seule pièce de bois. Le fond et les parois ont une épaisseur variable selon les essences utilisées et les luthiers, de l'ordre d'un centimètre. En Occident, la caisse de résonance de la guitare, par exemple, est fabriquée avec un fond, une table d’harmonie et des éclisses. L’épaisseur du bois est réduite au minimum dans un souci d’équilibre entre puissance sonore, couleur musicale et robustesse. Pour donner un ordre d’idée, l’épaisseur de la table d’harmonie d'une guitare est de l’ordre de 2,7 à 2,8 mm. Elle dispose toutefois de renforts collés à l’intérieur appelés “barrages”. Les luths monoxyles existaient au Moyen-Age en Occident et sont répandus aujourd’hui encore en Afrique subsaharienne.
Les essences de bois utilisées avant la révolution des Khmers rouges sont le beng ou de khnor nang (jacquier domestique producteur de fruits).
La caisse de résonance, outre sa fonction amplificatrice, possède une symbolique variable évoquée par sa forme. La dénomination de cette forme varie selon les musiciens et les facteurs :
Pour la table d’harmonie, les luthiers utilisent le bois de roluoh, plus rarement le samraong. La pièce de bois d’environ un centimètre d’épaisseur est collée (autrefois avec de la colle de peau de poisson), chevillée ou vissée sur la caisse de résonance monoxyle.
De un à cinq orifices sont ménagés au centre de la table d’harmonie afin de permettre à l’air mis en vibration de s'échapper de la caisse de résonance. Sur le chapei du Musée de la Musique de Paris, un minuscule trou (1 mm) a été percé à l'arrière de la caisse de résonance, au centre.
Ces orifices sont souvent au nombre de cinq, disposés à la manière des tours du temple d’Angkor Vat : un orifice central plus grand et quatre autres plus petits tout autour en carré, ou cinq trous de même diamètre. On trouve parfois aussi trois trous en ligne, à l’image des temples dédiés à la Trimurti hindoue (Brahma, Vishnu, Shiva) ou des Trois Joyaux du bouddhisme (Bouddha, Dhamma, Sangha).
Le cordier était autrefois constitué d’une simple pièce de bois (ou de métal (?), “joueuse de chapei 1” d’Émile Gsell) sur laquelle étaient attachées les cordes. Dans un passé assez récent — que ne sommes pas encore en mesure de dater précisément —, le cordier s’est complexifié. On a ajouté une pièce de bois, d’os ou de métal entre le cordier proprement dit et la base des cordes. Son objectif était d’obtenir une vibration “parasite” déjà connue sur la cithare takhê, mais aussi sur les cithares indiennes antiques ; ce dispositif est visible sur les hauts reliefs des temples hindous en Inde.
Le plus ancien cordier connu est celui de l’instrument du Musée de la Musique de Paris (ref. E.1177). Il est en bois rouge avec une rainure décorative centrale (voir diaporama ci-dessous).
Le cordier est un marqueur de l'appartenance des créateurs-utilisateurs du chapei à la culture du Sud-Est asiatique et de la Chine. Il est appelé “crapaud”, un batracien confondu avec la grenouille dans l'imaginaire populaire. Cet animal est biologiquement et symboliquement lié à l'eau. Il est notamment représenté depuis plus de 2 000 ans sur les tambours de bronze de l’époque de Đông Sơn (Vietnam). Sur le chapei, le crapaud est stylisé, rarement représenté à l'identique de sa réalité physique. Il faut d'ailleurs regarder le cordier de profil pour se rendre compte de cette relation.
Il peut être explicitement zoomorphe (grenouille, crapaud, tortue) comme on peut le découvrir sur les images ci-dessus.
Nous désignons par “touche” la section du manche contenue entre sa naissance au niveau de la caisse de résonance et le sillet. La longueur de la touche est variable. Elle est liée à la dimension de la caisse de résonance et à la taille du musicien ou de la musicienne. En effet, une touche trop longue pourra s’avérer inadaptée pour une personne de petite taille. Selon les facteurs, il existe deux méthodes pour déterminer cette longueur :
1. On reporte une fois et demi la longueur de la caisse de résonance.
2. On fixe d'abord l'emplacement du sillet dont la distance depuis l’emmanchement équivaut à la moitié de la circonférence de la caisse de résonance. La mesure est obtenue au moyen d'une ficelle dont la longueur est égale à la circonférence de la caisse de résonance, ficelle que l'on plie ensuite en deux.
La touche des chapei contemporains est plane afin de permettre la mécanisation de la facture. Autrefois, la touche de certains chapei était légèrement courbe. Selon le facteur Bora Rith, la raison en serait ergonomique : cette légère courbure permettait au musicien d’attendre l’extrémité du manche plus aisément. Mais il pourrait aussi exister une raison symbolique.
La touche symbolise le long corps du nāga-crocodile. Sur les chapei anciens, il est légèrement cintré à la manière du dos du crocodile. On peut peut-être aussi y voir une symbolisation de l’arc de Ream dans le Reamker.
Les frettes du chapei sont hautes. Elles se différencient de celles de la guitare et des luths moyen-orientaux, lesquelles, lorsqu’elles existent, ne mesurent environ qu'un millimètre de hauteur. Au Cambodge, un autre instrument partage cette caractéristique : la cithare takhê. Plus largement, en Asie, on trouve des frettes hautes sur la plupart des luths. La liste est trop longue pour les énumérer tous.
Mais une question se pose : les frettes hautes sont-elles originaires du Cambodge ou d’ailleurs ? Bien malin qui saurait répondre à une telle question. L’iconographie des temples khmers ne montre aucun instrument possédant de telles frettes. Toutefois, nous avons déjà émis l’hypothèse, en observant la position des mains de certains citharistes du Bayon et de Banteay Chhmar, que leur instrument n’était pas directement apparenté à la cithare monocorde sur bâton, ancêtre du kse diev contemporain. D’une part, la position des mains ne permet pas de jouer avec la technique dite des “partiels”, d’autre part, le résonateur supérieur n’est plus placé sur la poitrine mais au niveau de l’épaule ou au-dessus d’elle. Ceci tendrait à prouver qu’il existait un autre type de cithare qui aurait comporté des frettes. On sait que de telles cithares ont existé depuis des temps très anciens en Inde. Il n’est pas improbable qu’elles fussent jouées au Cambodge à l’époque angkorienne. Cela étant dit, rien ne prouve qu’il existe un lien entre la cithare à frettes angkorienne, la cithare krapeu (takhê) et le luth chapei. Mais c’est une piste de réflexion et de recherche. Continuons notre raisonnement, même si nous ne pouvons encore rien prouver. La cithare à frettes, dont nous avons fait une proposition de reconstitution, s’avère fragile et peu sonore. La création du kropeu comme substitut a pour avantage d’offrir un son plus puissant. L'instrument demeure toutefois lourd. Le chapei est alors un entre-deux acceptable entre puissance sonore, intérêt acoustique et maniabilité. Il est, de plus, à la fois mélodique et rythmique.
La technologie des hautes frettes permet au musicien d'ajuster la hauteur d'une note, d’enrichir l’esthétique du jeu musical en modulant la fréquence à l'envi et de réaliser des vibratos.
Selon les époques et les luthiers, les frettes sont en bois, en os ou les deux à la fois, c'est-à-dire le bois collé sur le manche et l'os sous la corde. Elles sont de hauteurs décroissantes en partant du haut du manche. Leur nombre est de 12 ou de 13. Au XIXe siècle, elles atteignaient le nombre de 15 ; certaines d'entre elles étaient collées sur la caisse de résonance. (voir photo d'Émile Gsell, XIXe siècle).
Les frettes n’entretiennent pas de lien symbolique avec le nāga mais plutôt avec le crocodile. En effet, elle représente son épine dorsale comme dans la cithare takhê qui avait autrefois la forme d’un crocodile. Cette représentation du crocodile à la place du nāga n’est pas exceptionnelle. Éveline Porée-Maspéro, dans son Étude sur les rites agraires des Cambodgiens, avance l’idée que « la “bannière du crocodile”, tong kropeu, employée sous des formes diverses dans la plupart des cérémonies, représentait une peau de crocodile. Elle est en vérité l'emblème du Cambodgien lui-même, puisqu'il y a un rapport intime entre elle et celui qui la fait. » Elle ajoute : « Légendes, rites, techniques décoratives, prouvent donc l'existence d'anciennes croyances totémiques au Cambodge. Le pays actuel étant surtout composé de plaines inondées, le totem principal est le nāga-crocodile ». La notion de nāga-crocodile semble s’appliquer parfaitement au manche du chapei.
Le sillet est une pièce de bois placée à la jonction du manche proprement dit et du chevillier (l'un et l'autre étant une seule et même pièce de bois). Il épouse la largeur du manche à sa base et supporte l’extrémité supérieure des cordes avant qu’elles ne plongent vers le chevillier. Sa forme est extrêmement variable et, de ce fait, il porte des noms différentiés en relation directe avec ce qu’il évoque. Il est encastré dans le manche grâce à un dispositif de tenon et de mortaise. Il est généralement fabriqué en bois de trayoeung.
Le sillet représente souvent la déesse de la Terre, Braḥ Dharaṇī (Phra Thorani), également connue sous le nom de Neang Konghing au Cambodge. On pourrait se demander pourquoi cette divinité est présente sur le chapei. Pour le comprendre, il faut se remémorer son rôle dans le sauvetage du futur Bouddha. Les textes nous apprennent qu’après s’être dirigé vers l’arbre de la Bodhi, le Bodhisattva s’est assis sur une jonchée d’herbe offerte par le paysan Sotthiya afin de se préparer à l’obtention de l’Éveil. C’est le moment choisi par Māra — la personnification des forces opposées à l'illumination — pour l’assaillir. Convoquant son armée, le grand roi prit un aspect terrible et se dirigea vers Gautama qui, demeurant impassible, le repoussa du rayon lumineux sorti de son front. Désappointé dans sa tentative d’intimidation, Māra envoya ses filles, espérant que leurs charmes opéreraient là où les armes avaient échoué. Elles s’approchèrent du Bodhisattva et déployèrent en sa faveur “leur magie”, mais en vain.
Māra ne s’avoua toutefois pas encore vaincu et repartit à l’assaut. Mais au cours de ce nouvel affrontement, il fut pris de désarroi devant l’apparition de la déesse Braḥ Dharaṇī que le futur Bouddha prit à témoin, lui demandant d’attester ses droits au siège de l’Éveil ou trône de « diamant ». À la vue de cette apparition, l’armée de Māra, composée d’êtres démoniaques et de monstres, prit la fuite et Māra fut vaincu.
À la suite de ce récit, s’est greffée une légende très vivace au Cambodge. Elle raconte que non seulement la Grande Terre est apparue, mais que la torsion de la longue chevelure de Braḥ Dharaṇī encore humide de l’eau versée par les innombrables donations et aumônes faites par le Bodhisattva, noya l’armée diabolique et que, définitivement vaincu, Māra regagna son domaine.
Le sillet porte aussi d’autres noms évoquant le personnage ou l'animal qu'il représente : Têp Prânâm, sva (singe).
Le chevillier constitue la partie solidaire du manche située entre le sillet et la tête. Il est percé longitudinalement de part en part pour recevoir les chevilles (2, 3 ou 4). Sa partie supérieure est ouverte afin de laisser passer les cordes. Il est plus ou moins ouvragé selon les instruments. Sa partie supérieure, autour de la fente dans laquelle passe les cordes, est parfois recouverte d'une plaquette ouvragée en ivoire (autrefois), en os ou en résine.
Les chevilles sont en bois tourné, parfois agrémentée de parties en os. Sur l’instrument du Musée de la Musique de Paris (ref. E.1177), elles sont en ivoire. Sur les instruments photographiés par Émile Gsell, une bague métallique (argent ?) ornait le centre des chevilles d'ivoire.
La tête est sans aucun doute la pièce la plus spectaculaire du chapei, notamment sur les instruments les plus anciens. Selon son degré de courbure, deux techniques ont été utilisées.
Toutes époques confondues, la dimension de la tête varie de 10 à 70 cm avec un angle de 10 à 90° orienté vers l’arrière, c’est-à-dire vers le musicien en position de jeu. Cette précision a son utilité car, jusqu’à la fin des années 1960, a existé un chapei à manche court (chapei dang klei ou chapei touch), dont la courbure de la tête était inversée, c’est-à-dire à l’opposé du musicien en position de jeu.
La tête des chapei anciens était très souvent ornées de gravures, de sculptures en bas-relief, le tout recouvert de laque naturelle rouge et/ou noire, parfois de dorure au pochoir. (Voir diaporama ci-dessous).
Cette tête symbolise le nāga (neak). Le nāga est un être mythique à la fois admiré et craint par les Khmers. Il est simultanément symbole de fertilité, de prospérité et de pouvoir. Son image se retrouve dans le quotidien des paysans — faucilles, timons de charrettes — et dans l’univers religieux animiste, hindouiste et bouddhiste. Les ornements des instruments musique (tête du monocorde kse diev contemporain, portants des grands tambours de guerre et des tambours thimila de l’époque angkorienne notamment) empruntent la figure du nāga comme symbole de protection et de pouvoir. Le brahmanisme, cédant le pas au bouddhisme, cède aussi à celui-ci le culte du nāga, qui devient l’une des entités protectrices du bouddhisme et l’une des garantes de la prospérité des adeptes. Les temples du bouddhisme theravāda sont également investis de l’image du reptile, avec, entre autres, les balustrades, les toits et les portes-bougies en forme de nāga.
L’ordre des bonzes au Cambodge reprend la dénomination de « nāga » ou « nak », pour désigner le novice qui va entrer dans les ordres lors de la cérémonie d’ordination. Cette cérémonie porte le nom de « bambuos nak » : ordination du nāga. La légende dit que jadis, un nāga ayant pris une forme humaine se fit admettre parmi les moines disciples du Bouddha. Mais il reprenait sa forme originelle de serpent lorsqu’il s’endormait au coucher du soleil. Surpris sous cette forme par l’un des disciples, il se fit expulser de l’ordre par le Bouddha car sa condition non humaine ne lui permettait pas de profiter pleinement de l’enseignement; le Bouddha promit toutefois que l’on garderait son souvenir. C’est pourquoi de nos jours encore, on appelle « nak » le futur bonze, et on clôt la cérémonie d’ordination par la rituelle question : « N’êtes-vous pas un nāga ? ». (source) L’omniprésence du nāga a donc de multiples justifications.
Sur un chapei ayant appartenu à la cour royale du Cambodge sous le règne du roi Sisowath Monivong (1927-1941), est sculpté, à la racine de la tête (voir photo ci-dessous), de manière épurée, le makara crachant le nāga. On retrouve ce symbolisme dans les parties terminales du toit des vihāra.
Nous venons de le dire, l’une des caractéristiques les plus impressionnantes du chapei ancien demeure sa tête. Elle se caractérise à la fois par sa longueur et sa courbure, l’une et l’autre semblant “excessives” d’autant qu’elles n’apportent rien sur le plan acoustique. Il pourrait s’agir, si l’on prend en compte les tréfonds de la nature humaine, du résultat d’une compétition entre les hommes comme il y en a eu tant d’autres dans l’histoire de l’humanité, à qui aura le plus beau ou le plus impressionnant instrument. Soit. Mais on peut aussi avoir une approche anthropologique. La tête du chapei représente la tête du nāga elle-même. Dans l’histoire du Cambodge, ce symbole protège l’entrée des temples et des sanctuaires. Il faut comprendre que les joueurs de chapei sont aussi des chanteurs qui improvisent lors de joutes chantées. Or il existe en Asie du Sud-Est, comme dans de nombreuses régions du monde, des recours à la magie noire. L’ethnomusicologue française Dana Rappoport, qui a étudié les chants funéraires badong des Toraja de Sulawesi, rapporte que lors des joutes chantées, les hommes venus de villages différents, se jettent des sortilèges. Elle mentionne l’effondrement de certains chanteurs lors de ces joutes.
Dans le cadre des joutes chantées, il existe deux manières de “combattre” son adversaire : soit en étant plus intelligent dans l’utilisation des idées et l’organisation des mots, soit en lui jetant des sorts pour l’affaiblir. Ainsi, la longue tête en forme de nāga aurait pu être, à l'origine, un outil de protection magique. Quelle autre raison aurait pu conduire à accepter de telles contraintes de fabrication, de transport et de manipulation ?
Au Cambodge, le nombre de cordes couramment utilisé par les musiciens est aujourd'hui réduit à deux alors que par le passé il était de quatre, accordées deux à deux à l'unisson et à la quarte ou à la quinte entre elles. Nous avons toutefois trouvé sur Internet un musicien de Takhmao du nom de Tet Thöne, qui avait 78 ans en 2010. Il était lui-même luthier et jouait depuis 1947. On trouvera ci-dessous trois vidéos le concernant.
Les cordes sont aujourd'hui en Nylon monobrin. Traditionnellement, les deux cordes supérieures, d’accompagnement, étaient plus grosses que les cordes inférieures, mélodiques. Parfois Les cordes d’accompagnement étaient en métal. Selon Keo Narom, certains chapei ont eu par le passé une seule corde d’accompagnement et deux cordes mélodiques.
Avant l'introduction du fil Nylon, principalement utilisé par les pêcheurs, les cordes étaient en fils de soie torsadés. Rappelons que le Cambodge est un producteur de soie au moins depuis la période angkorienne. Ce fait est rapporté par le chroniqueur chinois Tcheou-Ta-Kouan dans son texte de 1296. Peut-être a-t-on également utilisé des cordes de boyau, mais pour l'instant nous le conservons à titre d'hypothèse.
Le soie est un composant bien connu pour les cordophones en Asie du Sud-Est et en Chine. La Chine, la Thaïlande et le Vietnam ont recommencé, depuis quelques années, à équipé leurs luths de ce matériau.
Une troisième corde, centrale, n'est pas une corde de jeu mais un lien passant à travers les frettes afin d'éviter de les perdre. Nous avons consacré un chapitre et un film documentaire à ce sujet : La leçon des trois cordes.
Les cordes du chapei sont grattées avec un plectre. Ce mode de jeu est typique des luths à manche long du Moyen-Orient. Traditionnellement les musiciens cambodgiens utilisent des plectres de quelques centimètres de long en corne de buffle émincée. Mais la nouvelle génération préfère le plectre en tressage de Nylon créé par Pich Sarath en 2010.
Le plectre est nommé krachak en khmer, littéralement ongle. Certains musiciens l'attachent au cordier avec une ficelle afin de ne pas le perdre.
Au Cambodge, la dimension des instruments de musique traditionnels est parfois liée à la taille de celui qui les fabrique ou de celui qui a conçu l’étalon. Il existe également un rapport proportionnel entre les diverses parties constitutives. C’est très probablement ainsi qu’est née la gamme dite équiheptatonique utilisée par les Khmers à partir de la fabrication d’une flûte à trous de jeu équidistants ou de flûtes de Pan en bambou. L’ethnomusicologue français Jacques Brunet rapporte comment un luthier rencontré par lui dans les années 1960 opérait pour déterminer les dimensions du manche (en réalité seulement la touche) : « Pour fabriquer le manche (touche), on fixe d'abord l'emplacement du sillet prâkien dont la distance à la table de résonance égale la moitié de la circonférence de cette caisse (la mesure est obtenue au moyen d'une ficelle dont la longueur est égale à la circonférence de la caisse de résonance, ficelle qu'on plie ensuite en deux). Reste ensuite à réserver un emplacement pour les chevilles prânuot puis à sculpter l'extrémité ornementale du manche qui peut avoir de 10 à 70 cm (…) »
Le chapei est intégratif, à l’image de la religion d’état, le bouddhisme theravāda. Il unit des éléments culturels du fonds animiste khmer — crocodile, animaux symboles de longévité comme la tortue, de fertilité telle la grenouille ou le crapaud — et brahmaniques. Toutefois, les apports ne se limitent pas aux mélanges culturels et religieux des Khmers, ils se trouvent aussi à la croisée de zones géographiques d’influences à la fois proches et lointaines :
La “magie” fait partie de la vie quotidienne des Khmers. Leur univers spirituel est peuplé d’entités invisibles, bonnes, néfastes ou ambiguës.
La religion dominante est celle du bouddhisme theravāda, une philosophie-religion qui porte bien son nom puisque la traduction littérale est : Doctrine des Anciens. Si le terme “Anciens” fait référence aux adeptes du Bouddhisme des premiers âges, il prend un tout autre visage au Cambodge car il a intégré l’épopée du Reamker (version khmère du Rāmāyaṇa indien) ainsi que le fonds des croyances animistes locales. Pour vivre en harmonie avec toutes ces entités, les Khmers ont développé des rituels individuels et collectifs célébrés quotidiennement ou selon un calendrier connu de la communauté.
Ces pratiques que d’aucuns qualifieront de “magiques” sont en réalité des protocoles de communication avec les entités. Certains de ces protocoles sont accessibles à tous, d’autres réservés à des initiés (ascètes, médiums, guérisseurs, moines…). La communication s’effectue en utilisant les cinq sens (ou plus selon la culture) communs aux humains et aux entités.
Les artistes d’une manière générale, et les musiciens en particulier, ont développé leurs propres protocoles, plus ou moins fastueux selon l’occasion. Dans l’orchestre traditionnel, il y a toujours une personne chargée de conduire le rituel (sampeah kru) précédant toute prestation.
Le musicien solitaire, tel le joueur de chapei lors d’une joute chantée chlaoy chlang, se retrouve dans une situation de précarité quelle que soit son expérience et son charisme. Compte tenu de ce qui vient d’être décrit, la question se pose : les joueurs de chapei utilisent-ils la magie dans leur pratique ?
Les Khmers, d’une manière générale, utilisent depuis des siècles des objets de protection magique, des prières et des tatouages pour lesquels il existe autant de motifs que de dangers présumés.
Les joueurs de chapei n’échappent pas à la règle. Lors des joutes chantées chlaoy chlang, ils sont plus vulnérables que jamais. Le chlaoy chlang est un combat intellectuel ritualisé entre deux ou plusieurs protagonistes dans lequel le musicien s’expose en public, avec ses forces et ses faiblesses.
Un musicien de la nouvelle génération rencontré en 2019, porte en permanence dans son sac un krama (pièce de coton à damiers) dans lequel est précieusement enveloppé une moustache de tigre offerte par un moine bouddhique. Rappelons ici, comme nous l’avons dit plus haut, que le bouddhisme theravāda cambodgien est intégratif. Les pratiques magiques, à des fins curatives et protectrices, font parties de l’arsenal protocolaire des moines.
Cette moustache de tigre, pour ne prendre que cet exemple tellement caractéristique, peut être vue comme un outil défensif, mais il peut aussi être considéré comme une arme offensive ; la réalité combine probablement les deux usages simultanément.
Le chapei, lorsqu’il est joué dans les joutes chantées chlaoy chlang, peut être considéré comme une arme car il est l’outil principal de ce “combat intellectuel” dans lequel s’affrontent les protagonistes, soutenus de manière sous-jacente par un auditoire “pro”, “anti” ou “ambigu”, à l’image des entités spirituelles. La complexité organologique et symbolique du chapei, en regard d’éléments comparables dans la culture khmère, en fait une arme à la fois défensive et offensive. Nous allons détailler maintenant ces différents composants. Afin d’éviter les répétitions, nous invitons le lecteur à se référer aux commentaires sur les divers composants organologiques développés plus haut :
Pourquoi le chapei est-il lié un instrument “aquatique et terrestre” ? En langue khmère, le terme “pays”, dans le sens de “territoire”, se traduit par “eau-terre” ទឹកដី, un concept sans lequel la vie ne saurait exister. Autrefois les Khmers de la plaine avaient pour totem le crocodile, devenu nāga avec l’arrivée des Brahmanes (après le premier siècle de notre ère), par opposition aux Khmers des hautes régions qui avaient pour totem le milan (rapace de la famille des Accipitridae), lui-même remplacé par le Garuda. Plusieurs des composantes organologiques du chapei font référence à des animaux ou des divinités liés au monde aquatique et terrien :
Symboliquement, le chapei se situe dans la filiation de la cithare monocorde kse diev, avec son corps et sa tête de nāga ; il est également en filiation symbolique avec la cithare kropeu (terme khmer) ou takhê (terme thaï) symbolisant le crocodile. Ces trois instruments (chapei, kse diev, kropeu) ont donc une forte symbolique aquatique.
Une question se pose toutefois. Nous avons développé, dans la section “L’ensemble mahori de la cour d’Ayutthaya”, une théorie selon laquelle le chapei joua le rôle de second cordophone en lieu et place de la harpe angkorienne. Or la harpe est liée à l’oiseau et au Garuda ! On voit apparaître ici un changement de paradigme entre la symbolique de la Cour d'Angkor et celle d’Ayutthaya.
C'est peut-être là une raison de penser que le chapei aurait été inventé par les Thaïs à l'époque d'Ayutthaya, prenant le second rôle par rapport à la vièle tricorde saw sam sai. Sur le plan symbolique, les Khmers angkoriens n'auraient jamais pu faire jouer au chapei le rôle de second instrument aux côtés du kse diev, lui aussi instrument aquatique ! Les orchestres angkoriens contiennent toujours un instrument aquatique (cithare monocorde) et un instrument aérien (harpe).
Sur le plan symbolique, on pourrait également dire que le chapei est un instrument ambigu. Les Khmers reconnaissent trois types d'entités spirituelles : auspicieuses, maléfiques et ambiguës, à l'image des Hommes eux-mêmes ! Les animaux, réels ou mythiques (crocodile, nāga, tortue) en relation symbolique avec le chapei, vivent à la fois sur/sous terre et dans les eaux.
Le crocodile, symbole de la mort, a longtemps été redouté dans le monde réel jusqu'à sa quasi extinction pendant la révolution des Khmers rouges. Il l'était à double titre : sa dangerosité intrinsèque et son appartenance au double habitat aquatique et terrestre. Mais il est aussi le protecteur de la communauté, le gardien du territoire, capable de punir les fauteurs de trouble de l’ordre et de l’éthique communautaire.
Le nāga est à la fois un animal réel incarné par le redoutable Cobra royal et une entité mythologique. En tant qu'entité, il est adoré pour ses vertus protectrices des temples angkoriens et des monastères bouddhiques (entre autres) mais aussi redouté car tapi au fonds de la terre et des eaux dont il est le gardien.
La tortue, elle aussi, partage le double habitat aquatique et terrestre, même si elle n'est pas redoutée.
Le chapei possède donc, par son héritage symbolique, ce potentiel d'ambiguïtés.
Nous venons de voir que le chapei était ambigu. Mais qu'en est-il du musicien lui-même ?
Nous savons que le crocodile était autrefois le totem des Khmers de la plaine. Selon la croyance, les jeunes gens non encore socialisés présentent parfois des comportements dangereux qui laissent à penser qu'ils se sont transformés en crocodile. Dans le cadre des joutes chantées chlaoy chlang, le joueur de chapei est à la fois musicien et chanteur. Lorsqu'il joue son instrument sans chanter, le “personnage-musicien” fait fonctionner sa mémoire procédurale ; mais dans le même temps, le “personnage-chanteur” active sa mémoire sémantique pour préparer discours ou riposte. En préparant sa riposte, le “personnage” tout entier devient ambigu car nul ne peut savoir ce qui va advenir : la riposte sera-t-elle “flatteuse”, “tueuse” ou “ambiguë” ?