MAJ : 16 mars 2021
La majeure partie des images de cette section sont l'œuvre de Danielle Guéret qui a inlassablement parcouru le Cambodge de monastère en monastère, à la recherche des peintures réalisées entre la fin du XIXe siècle et 1975. Les photos publiées ici ont été prises entre 2005 et 2011. Chaque copyright (©) est assorti de l'année de prise de vue, ce qui est important du point de vue historiographique car les peintures vivent, se dégradent, parfois sont restaurées, mais aussi, malheureusement, disparaissent avec la destruction des bâtiments anciens eux-mêmes…
On trouvera sur le web, nombres d'occurrences et de publications sur le Cambodge signées par Danielle Guéret.
La peinture bouddhique du Cambodge offre un large échantillonnage de représentations de luths, notamment dans la scène intitulée la “Leçon des trois cordes” à laquelle nous consacrons cette section. Nous avons consacré un documentaire à ce sujet.
Dans la globalité de l’iconographie, toutes les familles d’instruments sont représentées : vents, cordes et percussions. C’est dans la scène dénommée “La leçon des trois cordes” que l’on peut voir le plus grand nombre d’instruments à cordes et notamment le chapei.
Langue khmère et sous-titrage anglais.
Dans la partie de ce site traitant de l’organologie, nous avons introduit notre propos par : “Comment reconnaître un chapei au premier coup d’œil”. La peinture bouddhique, et tout particulièrement la scène de la “Leçon des trois cordes”, nous confronte aux limites de la reconnaissance du chapei tant les artistes ont transformé, voire transcendé la réalité.
Trois éléments organologiques majeurs permettent de discerner le chapei des autres luths : la forme de sa caisse de résonance, la longueur de son manche et la forme de sa tête. Toutefois, malgré la présence de ces trois éléments, certains éléments exogènes viennent jouer les trouble-fête.
On pourrait classifier les luths représentés dans la “Leçon des trois cordes” en six catégories :
Bien entendu, nous ne prétendons pas percer la pensée des artistes quant à leur source d'inspiration, mais plutôt offrir des pistes de réflexion sur la technologie des luths à travers le monde. Rappelons ici que le seul luth traditionnel existant aujourd'hui au Cambodge est le chapei dang veng et que la culture de ce pays a été influencée par des apports multiples : Inde, Chine, Vietnam, Thaïlande, France, USA. Les artistes en charge des décors des monastères ont puisé dans toutes ces sources, consciemment ou non.
À la lointaine époque où le Bodhisattva suit les enseignements auprès de différents maîtres, cinq ascètes se joignent à lui. Ensemble, ils pratiquent diverses formes d’ascétisme, mais toutes plongent le Bodhisattva dans une grande faiblesse physique. Alors un jour, Indra, un instrument de musique à cordes entre les mains, décide de lui enseigner “La leçon des trois cordes”, métaphore de ”La Voie du Milieu”. Il lui dit ceci : « Une corde trop tendue se rompt, une corde trop lâche ne vibre pas, alors qu’une corde convenablement tendue fait entendre un son harmonieux ».
C’est à la suite de cette intervention que le Bodhisattva décida de sortir du “Paroxysme de l’ascèse” pour suivre ladite “Voie du Milieu” qui le conduira à l’Éveil. C’est à ce moment également que ses cinq disciples le quittent. Dans les monastères, les peintres ont représenté cette scène, parfois avec une pointe d’humour, en adaptant l’instrument de musique.
Dans la peinture bouddhique, la “Leçon des trois cordes” construit majoritairement son “discours” graphique autour d’un luth à trois cordes. Mais il existe des exemples où l’instrument possède quatre, cinq ou huit cordes ; parfois même, le nombre de cordes est en inadéquation avec le nombre de chevilles.
Dans quelques cas, le discours graphique est appuyé par la représentation d’une corde cassée, distendue ou, plus rarement, des deux simultanément.
Dans la “Leçon des trois cordes” les luths sont majoritaires. Toutefois, des harpes arquées inspirées du modèle angkorien font quelques apparitions.
Danielle Guéret nous comble par le prêt de deux images exceptionnelles, datées du XIXe siècle et provenant de deux sanctuaires bouddhiques de la province de Kampong Cham : Vat Moha Leap (G) et Vat Kaoh Kol (D). Dans les deux cas, Indra joue dans une position inversée par rapport à la tendance, c’est-à-dire qu’il gratte les cordes de la main gauche. Il se tient aux pieds du Bodhisattva. La tête du chapei est représentée dans une perspective qui, même si elle est imparfaite, nous enseigne qu’elle accuse une courbure importante. La forme de la caisse de résonance est différente dans les deux images, ovale et parallélépipédique, ce qui témoigne, malgré ces deux seules occurrences, qu’il n’y avait pas de standard au XIXe siècle. En effet, nous pensons que ces deux formes s’inspirent de la réalité de l’époque. Les photographies d’Émile Gsell, datant de la même période que ces deux peintures et la carte postale intitulée “Série du Cambodge - Musicienne Cambodgienne” avec sa caisse de résonance en forme d’ananas, confirme la réalité.
Au XXe siècle, les représentations de chapei dang veng (par opposition au chapei klei) sont pléthores dans les monastères, toutes périodes confondues. Si elles sont généralement assez proches de la réalité, les artistes ont aussi apporté quelques fantaisies décoratives.
Certains luths à caisse de résonance pyriforme sont inspirés par les cithares indiennes (vina, tandura). Pour un non-initié à l’organologie occidentale, luths et cithares de l’Inde se confondent. Aussi n’est-il pas aisé de comprendre l’intention des artistes.
La peinture du Vat Vihear Thum montre un luth avec une caisse de résonance ronde, à l’image des luths “en forme de lune/soleil” chinois et vietnamiens (ruan 阮, yueqin 月琴, đàn nguyệt, đàn tứ).
Au Vat Kdol, l’artiste s’est clairement inspiré de la forme du târ persan. Le drapé du costume du musicien traduit lui aussi la volonté d'affirmer le caractère oriental de la scène.
(Comm. Kdol Doun Trav, Dist. Bat Dambang, Prov. Battambang). Peinture de 1969. © Danielle Guéret)
La guitare, introduite durant la période du Protectorat français, a inspiré les artistes de deux manières : ils ont représenté des guitares acoustiques et électriques. Ils ont aussi modifié les caractéristiques initiales du chapei, par exemple en ajoutant des points de repères entre les frettes ou en représentant des chevilles métalliques spécifiques à la guitare.
Nombres de luths sont nés d'une hybridation organologique liée à la fantaisie de l'artiste. On pourrait toutefois liés certains modèles aux luths à manche court de Thaïlande (Vat Tang Kouk) dont les caisses de résonance offrent de nombreuses variantes. Le luth de Vat Vihear Chroh a quant à lui la forme proche de celle de la mandoline, un instrument présent au Cambodge durant le Protectorat français.
Le discours graphique est parfois perverti par la représentation d’un nombre de cordes supérieur à trois. Mais comme tout bon adepte bouddhique connaît l’histoire, ce détail s'avère accessoire ! Parmi ces représentations, on trouve des luths à huit cordes, à l'image de l’Ashtamangala, un groupe de huit (ashta) symboles de bon augure (mangala) présents à la fois dans l’hindouisme, le bouddhisme, le jaïnisme et le sikhisme.
Dans la majorité des cas, Indra, sous les traits d’un musicien, est représenté de face. Tous les détails technologiques de l’instrument sont alors visibles. Mais parfois, il est représenté de dos. Dans ce cas, l’instrument est toujours un chapei dont on peut voir une partie de la caisse de résonance et la tête.
Après la Révolution des Khmers rouges, le Cambodge a commencé a (re)construire son patrimoine bouddhique. La thématique des décors intérieurs des vihara et sala s'inscrit dans la continuité. Les couleurs deviennent plus criardes et le fluo s'impose peu à peu.