MAJ : 2 avril 2021
Le luth chapei a été inscrit en 2016 par l’UNESCO sur la “Liste du patrimoine immatériel nécessitant une sauvegarde urgente” sous le vocable Chapei Dang Veng ចាប៉ី ដង វែង. Afin de faciliter la lecture, nous le nommerons simplement “chapei”.
Si l'on veut comprendre l'historiographie de cet instrument, il convient d'élargir la zone de recherche depuis le Cambodge jusqu'au Moyen-Orient, en passant l'Inde, la Chine et tout particulièrement la Thaïlande qui offre une riche iconographie.
Le mot chapei également translittéré chapey, dérive du sanskrit kacchap(î) कच्छपी, terme qui désigne un luth de l’Inde ancienne. Kacchap(î) est également à la source de l'appellation de l’équivalent thaï du chapei, à savoir le kracchapi, krachappi ou encore grajabpi กระจับปี่. Le terme kacchap(î) dérive lui-même du sanskrit kacchapa कच्छप, soit littéralement “tortue”. On peut avancer comme hypothèse que la caisse de résonance du luth originel ainsi désigné était fabriquée avec une carapace de tortue. On trouve ce type d’instrument entre les mains de musiciens traditionnels. Un grand nombre d’instruments, à travers le monde, portent des noms dérivés du sanskrit, que ce soit en Asie, en Europe ou jusqu’en Afrique occidentale. Certains instruments ont voyagé durant des siècles en conservant la racine initiale de leur nom. En passant d’un pays à l’autre, d’une culture à l’autre, d’un musicien à l’autre, l’instrument est adopté avec sa dénomination, laquelle subit inévitablement des variations liées à la compréhension du mot et à la capacité du locuteur à le reformuler. On peut ainsi tracer le parcours de certains instruments de musique, à travers l’espace et le temps, grâce à leur seul nom.
Dans la région de Java occidental (Indonésie), également connue sous le nom de Sunda, le terme kacapi désigne une cithare à cordes pincées. À Sulawesi, kacapi se réfère au luth kacapi kajang aussi appelé kacaping.
Au Cambodge, le chapei est connu sous diverses dénominations selon les milieux. Ceci n’est pas exceptionnel. En effet, on trouve, à travers le monde, des appellations utilisées
par les gens du milieu (musiciens amateurs ou professionnels), par les néophytes, et aussi des noms argotiques, imagés ou encore railleurs. Parfois, un instrument porte le nom de sa fonction
ou celui de la fonction de celui qu’il remplace. Certains noms exaltent la fibre nationaliste, comme le tro khmer cambodgien, alors que cet instrument n’est pas une création khmère,
mais une assimilation.
Ainsi, le chapei est connu, dans le milieu des musiciens, sous le vocable le plus court “chapei”, ou encore chapei veng, et désormais
officiellement chapei dang veng (chapei à long manche) depuis son classement par l’UNESCO. Le terme chapei veng ou chapei dang
veng ចាប៉ីដងវែង (aussi orthographié chapei(y) dong veng) permettait, il y a quelques décennies, de le distinguer d’un luth à manche court dérivé,
le chapei touch, qui fut créé au XXe s. Il a aujourd’hui disparu.
Le terme pin vient du vieux khmer vīṇa qui désignait autrefois la harpe et au sanskrit vīṇā qui nommait les cithares sur bâton. Par extension, pin est devenu, au Cambodge, le nom générique de tous les instruments à cordes
pincées : chapei, ksae diev ou ksae muoy, takhê. Phin (thaï: พิณ, prononcer [pʰīn]) est un luth avec une caisse de
résonance pyriforme, originaire de la région d'Isan en Thaïlande et joué principalement par des ethnies laotiennes en Thaïlande et au Laos.
Le chapei est aussi appelé pin dans certains milieux ; ce terme vient du vieux khmer vīṇa qui désignait autrefois la harpe, et du sanskrit vīṇā qui nommait les cithares sur bâton. Par extension, pin est devenu, au Cambodge, le nom générique de tous les instruments à cordes pincées : chapei, kse diev ou kse muoy, krapeu. Phin (thaï: พิณ, lao ພິນ, prononcer [pʰīn], ) est un luth avec une caisse de résonance piriforme, originaire de la région d'Isan en Thaïlande et joué principalement par des ethnies laotiennes en Thaïlande et au Laos. À titre d'hypothèse, cette appellation pourrait prendre son origine à la cour d'Ayutthaya après que les Siamois ont capturé les musicien(nes) de la cour d'Angkor ; elle aurait remplacé la harpe khmère (vīṇa devenu pin) par le luth, tout en conservant le nom. Nous développons cette hypothèse dans le chapitre L'ensemble mahori d'Ayutthaya.
Nota : à partir de ce point, nous orthographions le terme “chapei” sans italique puisqu'il est au centre de notre propos.
Nous ne disposons actuellement d’aucune source attestant de l’arrivée du chapei au Cambodge. Les plus anciennes sources iconographiques attestent de son usage à la cour royale au milieu du XIXe siècle. En revanche, l'iconographie siamoise (thaïe) permet de remonter jusqu’au milieu du XVIIIe siècle. Voir Le krajappi thaï.
Il est un mythe tenace qu’il convient ici de balayer d’un trait. Il est dit qu’une représentation de chapei existerait parmi les bas-reliefs du temple d’Angkor Vat. Après avoir arpenté ce temple pendant 20 ans et en avoir scruté chaque centimètre carré, nous pouvons affirmer qu’il n’existe aucune représentation de chapei à Angkor Vat. Il n’existe d’ailleurs, à notre connaissance, aucune représentation de luth aux périodes préangkoriennes et angkoriennes au Cambodge. En revanche, il en existe aux VIIIe et IXe siècles chez les Chams du Vietnam, au Siam et à Borobudur à Java. Mais ils ne ressemblent en rien au chapei. Tout au plus, un joueur de chapei est représenté de dos sur l’un des murs du temple bouddhique sud du site d’Angkor Vat !
Toutefois, l'absence de représentation des luths sur les bas-reliefs préangkoriens et angkoriens ne signifie pas qu'ils n'aient pas existé à ces époques. Rappelons que les bas-reliefs montrent des instruments de musique d'origine indienne et figurent des scènes mythologiques, martiales, palatines et religieuses. Certains de ces instruments ont disparu avec le développement du bouddhisme Theravadin puis avec l'effondrement de l’Empire Khmer. Mais il va de soi que parallèlement à une musique de tradition royale, un art autochtone fleurissait dans la population, puisant ses sources dans le vieux fonds môn-khmer dont la musique se fondait probablement sur des percussions de bambou, des aérophones et des cordophones comme on peut encore en trouver chez les populations montagnardes des confins frontaliers du Cambodge, du Laos et du Vietnam.
Dans sa recherche de vérité historique, tout historien ou musicologue souhaite trouver le moment précis où émerge un instrument de musique. Chacun rêve même de connaître le nom de l'inventeur. Le chapei n’échappe pas à cette règle, d’autant qu’il est relativement unique par ses caractéristiques. Mais voilà, il n’existe pas seulement au Cambodge, mais aussi en Thaïlande et au Laos ! Aussi est-il nécessaire d’introduire la notion de “nébuleuse” dans cette quête. Cette nébuleuse est constituée à la fois d’individus, d’échanges d’idées et de biens matériels. Dans ce contexte, la naissance d’un objet tel que le chapei devient non pas le résultat d'un Big Bang, mais le fruit d’une maturation technique et esthétique dont la paternité revient à l’ensemble des éléments constitutifs et acteurs de la nébuleuse dans le temps et l'espace. Certes il y a bien eu un jour où un homme a créé l’objet étalon qui a séduit et inspiré des générations de fabricants et de musiciens, mais il s’agit là d’un moment éphémère résultant d’un long cheminement.
Les considérations qui vont suivre ne sont donc pas conclusives, mais constituent une réflexion d'ordre général sur les influences culturelles qui ont conduit à l'avènement du chapei. Chacun est libre d'apporter ses remarques, dès lors qu'elle sont documentées !
Ce qui est remarquable, c’est l’association, tant au Cambodge qu’en Thaïlande, de plusieurs instruments au sein d’un même orchestre : le chapei, le hautbois pei ar, la vièle tro khmer et le tambour skor arak ou skor daey.
En terme de documentation iconographique, nous disposons de diverses sources (voir plus bas) : des gravures de Louis Delaporte (fin XIXe - début XXe s.), des photographies et des cartes postales du début du XXe s., les peintures de la “Pagode d’Argent” (Vat Preah Keo Morokot) à l'intérieur du Palais royal de Phnom Penh et de monastères ayant survécu à la révolution Khmère rouge. En Thaïlande, il existe une très riche iconographie.
Deux instruments éveillent notre attention : le tro khmer et le pei ar. Le premier est une vièle tricorde à pique connue à Java (Indonésie) ou encore en Malaisie. À la vièle javanaise et malaisienne, le tro khmer emprunte la forme triangulaire de la caisse de résonance. On sait que la vièle javanaise a été introduite par les musulmans. Quant au pei ar, on connaît un tel instrument, avec son anche large, en Iran, en Turquie, en Arménie (puis ?) en Chine et en Thaïlande.
Intéressons-nous maintenant au nom de ces instruments. Le terme tro khmer ne nous apporte aucune information sur sa provenance. Quant à la vièle bicorde (tro sau), elle est venue de Chine à une époque inconnue. Le terme tro khmer a probablement été choisi pour distinguer l'instrument du tro d’origine chinoise. En Thaïlande, l’instrument équivalent au tro khmer est appelé saw sam sai (ซอสามสาย), à Java et en Malaisie, rebab, de l'arabe rubab رباب.
Le tambour en forme de gobelet existait déjà à l’époque angkorienne. Il apparaît à partir du XIIe siècle sur les bas-reliefs d’Angkor Vat. Mais il n’est pas impossible qu’il fût réintroduit en même temps que les trois autres instruments. Ainsi, les quatre instruments composant cet orchestre seraient venus avec les musulmans. Mais il n'en demeure pas moins que l'origine du mot chapei est sanskrite et un appauvrissement du terme krajappi (kracchapi).
Quels sont les indices permettant de définir les origines d’un instrument ?
Nous allons évoquer trois zones d'influences :
Au Moyen-Orient, parmi les luths à manche long, l'instrument dont la forme de la caisse de résonance est la plus proche de celle du chapei est le tanbur. En Turquie, des miniatures du palais de Topkapı l'atteste dès le XVIe siècle. En revanche, les luths moyen-orientaux comportent seulement des frettes basses et le terme chapei dérive du sanskrit, ce qui vient a priori contrarier cette piste.
À moins que le chapei ne soit né du mariage de la carpe et du lapin, c’est-à-dire du croisement d’une ancienne cithare à frettes d'origine indienne adoptée au Cambodge à une époque ancienne et d’un luth moyen-oriental.
Dans l'orchestre khmer traditionnel (phleng kar boran et phleng arak), il faut tenir compte de la présence du pei ar, ce hautbois à anche large aux origines incertaines, qui jouait aux côtés du chapei et du tro khmer (descendant du kemanche moyen-oriental) avant la révolution des Khmers rouges. Le pei ar porte le nom de pi-oo en Thaïlande. D'après le chercheur thaïlandais Anak Charanyananda, le terme chinois “oo”, duquel dérive “ar”, qualifie le matériau dans lequel est faite l'anche. Le pei ar et le pi-oo pourraient avoir pour ancêtre commun les hautbois moyen-orientaux à anche large, tel le dukduk arménien. Si cette origine lointaine du pei ar était confirmée, on se trouverait alors à la tête d'un trio aux influences moyen-orientales. Cette constatation ne nous permet toutefois aucunement de conclure. D'autres investigations sont nécessaires.
Les miniatures ci-dessous montrent quelques orchestres où jouent ensembles luths à manche long et vièles tricordes kemanche ainsi que divers aérophones et membranophones.
Nous l’avons vu plus haut, le terme chapei dérive du sanskrit kacchap(î) et est lié à la tortue. Deux hypothèses peuvent être formulées :
Toutefois, ce type de luth avec une caisse de résonance plate et un manche long n'existe pas en Inde ; on y trouve uniquement des caisses de résonance piriformes et des manches courts. En revanche, les frettes hautes étaient l'apanage des cithares sur bâton ou tube à caisse de résonance en calebasse. Au Cambodge, à l'époque angkorienne, il n’existe pas de preuve formelle qu’une cithare d'origine indienne fût munie de telles frettes, mais on ne peut pas non plus l’exclure car plusieurs sources iconographies angkoriennes (notamment à Ta Prohm Kel et Banteay Chhmar) tendraient à le prouver.
Parmi les instruments à hautes frettes du Cambodge se trouvent donc le chapei, mais aussi la cithare sur caisse krapeu (litt. crocodile) ou takhê (terme thaï). Celle-ci dérive d'un instrument plus ancien qui avait véritablement la forme d'un crocodile avec de hautes frettes ; cet instrument est toujours joué au Myanmar.
Après avoir brièvement évoqué les influences moyen-orientale et indienne, il semble sérieux d'explorer l'influence chinoise. Certes les termes chapei pour le Cambodge ou krajappi pour la Thaïlande ne sont pas d’origine chinoise, mais l’instrument aurait pu être nommé d’après le nom d’un autre luth qu’il aurait remplacé. La zone chinoise est une concurrente sérieuse à plusieurs égards :
Face à cette perspective, un ancêtre du chapei aurait pu être introduit au Cambodge depuis plusieurs siècles, mais aucune trace iconographique ancienne, que ce soit en Thaïlande ou au Cambodge, ne nous est parvenue. Les seules représentations anciennes de luths monoxyles datent, à notre connaissance, de la seconde moitié du VIIe siècle en Thaïlande et du début du VIIIe siècle chez les Chams du Vietnam ; il s'agit toutefois de luths à manche court avec une caisse de résonance oblongue.
On trouvera ci-dessous des représentations de luths chinois dans l'iconographie ancienne ainsi que des photographies d'instruments véritables, classés chronologiquement.
Contrairement au Cambodge, la Thaïlande est un pays de luths. On en trouve tant chez les Thais eux-mêmes que chez les minorités ethniques. La forme des caisses de résonance varie considérablement. Les manches sont courts, à l'exception de celui du krajappi. Les frettes sont basses ou hautes selon les typologies. La plus ancienne représentation de luth date du VIIe siècle.
On sait que le krajappi était joué à la cour d'Ayutthaya (1350-1767) sans toutefois savoir à quelle époque on commença à l'utiliser. La plus ancienne représentation date du milieu du XVIIIe siècle et les chroniques de la cour ne le mentionne que sous le règne du roi Narai (1656-1688).
Pour plus d'information, voir le chapitre Le krajappi thaï.
Au regard de cette brève analyse comparative, les luths chinois anciens offrent le plus grand nombre de caractéristiques organologiques communes avec le chapei. Rappelons que le commerce chinois avec le Moyen-Orient a longtemps été entretenu à travers la Route de la Soie. Les instruments de musique ont sans aucun doute été au cœur de transactions commerciales et culturelles. Rappelons également que d'autres instruments cambodgiens sont d'origine chinoise : cithare khim, les différentes vièles bicordes tro, ou encore le grand tambour en tonneau skor thom, connu au Cambodge dès la période angkorienne.
Dans l'état actuel de nos recherches, nous pourrions provisoirement conclure ainsi : le chapei, dont le nom dérive du sanskrit, serait issu d'une technologie chinoise développée à la cour d'Ayutthaya. Il devint par la suite (ou parallèlement) populaire en Thaïlande et au Cambodge. Dans l'attente de preuves complémentaires…
Au XXe s., le chapei était joué par les hommes. Aujourd’hui cette tendance se confirme bien que le nombre de femmes croisse. Il faut bien reconnaître que le jeu, par les femmes, des instruments de musique complexes, est rare dans les sociétés au mode de vie traditionnel. Dans les sociétés agraires ou agro-pastorales, où la technologie moderne n’a pas encore fait son apparition, il existe une disparité sexuelle évidente concernant la pratique musicale. D’une manière générale, les femmes chantent et les hommes jouent les instruments. À cela deux raisons majeures. La première raison est l’absorption des femmes par les tâches ménagères et vivrières. Dans les régions du monde encore nombreuses où n’existe ni eau courante, ni combustible fossile, ni électricité, la majeure partie du temps est occupée au puisage de l’eau, à la collecte du bois et à la préparation des repas. Une fois toutes ces tâches accomplies, il reste encore à s’occuper des enfants et de la propreté. Et comme si cela ne suffisait pas, la femme s’occupe aussi des cultures vivrières et des animaux domestiques. Face à un tel constat, comment pourrait-elle trouver le temps d'étudier un instrument de musique complexe ?
La seconde raison est liée à des tabous perpétrés par la tradition. En Afrique occidentale par exemple, les tambours demeurent l’apanage des hommes. Quant à emboucher une flûte, symbole phallique, mieux vaut ne pas y penser. Reste donc aux femmes de la brousse, les ustensiles de cuisine qu’elles transforment habilement en percussions.
La photo d'Émile Gsell présentée ici, montrant une femme jouant du chapei vers 1866-70, ou bien la peinture de la Pagode d’Argent du Palais Royal de Phnom Penh, se rapportent l’une et l’autre à des musiciennes du palais qui ont dédié une partie de leur existence aux arts. Dans le cas précis des palais royaux ou princiers, au Cambodge ou ailleurs, il existe de nombreux exemples de musiciennes professionnelles soulagées des tâches quotidiennes autrefois dévolues aux femmes.
Dans l’iconographie des monastères bouddhiques, les artistes peintres ont placé des instruments de musique de toutes sortes entre les mains de musiciennes. Nous allons maintenant examiner dans quelles circonstances les femmes jouent le krajappi thaï et le chapei khmer.
Une section complète à été consacrée à ce sujet. Cliquez ici.
On trouve, dans la peinture bouddhique du Laos, des représentations de luths à manche long, certains bien identifiés comme le phin (lao ພິນ, thaï พิณ) avec sa partie terminale en forme de nāga vu de profil, d'autres plus clairement apparentés au krajappi thaï, mais sans en avoir toutes les caractéristiques, notamment en ce qui concerne la forme de la caisse de résonance. Quoiqu'il en soit, le phin lao contemporain (photo ci-contre) est originaire de la région d'Isan en Thaïlande. Il est principalement joué par les Laotiens de souche en Thaïlande et au Laos. Il comporte des frettes basses, similaires à celles de la guitare. Il est une évolution du phin/krajappi de la cour d'Ayutthaya.
Nous présentons ci-dessous l'iconographie de trois luths à manche long de l'une des plus anciens temples bouddhiques de Luang Prabang, le Vat Hat Syo (également orthographié Vat Had Siéo, Vat Hadxiéo, Wat Hardseow, Vat Pa Hard Siew). Elle se situe de l'autre côté du Mékong par rapport à la ville. Il s'agit d'un bâtiment de petite dimension situé dans une zone peu peuplée. Dans une communication personnelle, Francis Engelmann, spécialiste de l’histoire de Luang Prabang, précise : « Le temple date probablement de la fin du XIXe siècle. Il a été rénové en 1937 par le roi Sisavang Vong. Les peintures sont difficiles à dater. Stylistiquement, elles sont d'influence siamoise. On pourrait donc supposer qu’elles ont été réalisées au moment de la présence siamoise à Luang Prabang au milieu du XIXe siècle, juste avant le protectorat français. Mais une inscription de 1922 incite à penser qu’elles sont plus tardives car elle indique que Po Ok Siengsouk et Mê Ok Chanpheng ont patronné l’ouvrage. Le style et le support de cette inscription paraissent proches des peintures intérieures. Alors faudrait-il donc les dater de 1922 ? »
Traditionnellement, la caisse de résonance (snok) est en bois de beng ou de khnor nang sur laquelle est collée et vissée une table d’harmonie en bois de roluoh, plus rarement de sâmraong. Les dimensions de la caisse de résonance sont variables : elle peut
être de forme rectangulaire, mais avec des coins arrondis. La tradition retient qu’elle est en forme de sima, ces pierres qui délimitent l’espace sacrée d’une pagode. Elle peut
également être de forme plus trapézoïdale avec des coins arrondis, ou encore épouser la forme de muk neang (visage de jeune fille). Autrefois elle revêtait la
forme de la feuille de l'arbre de la Bodhi sous lequel le Bouddha Shakyamuni atteignit l’éveil. Un ou plusieurs trous (généralement cinq, à l’image des tours d’Angkor Vat) sont ménagés au centre
de la table d’harmonie afin de permettre à l’air mis en vibration de s'échapper de la caisse de résonance.
Autrefois, la table d'harmonie était le plus souvent collée sur la caisse de résonance avec de la colle de poisson, quelques vis consolidant parfois l’ensemble.
Le manche de 105 cm était fait en bois de khnor nang, beng, kranhung, plus rarement
en krâsang ou krâkâh.
Au Cambodge, la dimension des instruments de musique traditionnels est parfois liée à la taille de celui qui les fabrique ou de celui qui a fabriqué l’étalon. Il existe également un rapport
dimensionnel entre les diverses parties constitutives. C’est très probablement ainsi qu’est née la gamme dite équiheptatonique utilisée par les Khmers à partir de la fabrication d’une flûte à
trous de jeu équidistants. L’ethnomusicologue Jacques Brunet rapporte comment un luthier rencontré par lui dans les années 1960 opérait pour déterminer les dimensions du manche : « Pour fabriquer
le manche, on fixe d'abord l'emplacement du sillet prâkien dont la distance à la table de résonance égale la moitié de la circonférence de cette caisse (la mesure est obtenue
au moyen d'une ficelle dont la longueur est égale à la circonférence de la caisse de résonance, ficelle qu'on plie ensuite en deux). Reste ensuite à réserver un emplacement pour les
chevilles prânuot puis à sculpter l'extrémité ornementale du manche qui peut avoir de 10 à 70 cm. À partir du sillet, on compte 12 ou 13 touches khtung en
ivoire, os, bambou ou bois de beng. Les deux dernières touches reposent sur la table de résonance. Elles sont maintenues avec un peu de cire mais pas vraiment collées, ce qui permet
à tout moment de les déplacer pour ré-accorder l'instrument. Le sillet a souvent pour nom le personnage ou l'animal qu'il représente lorsqu'il est sculpté : Neang Thorani, Têp Prânâm, Sva. Il est
en bois de trayoeung. »
Les frettes du chapei sont hautes. Elles se différencient de celles de la guitare et des luths moyen-orientaux, lesquelles, lorsqu’elles existent, ne mesurent que de un à quelques
millimètres de hauteur. Au Cambodge, un autre instrument partage cette caractéristique : la cithare takhê. Plus largement, en Asie, on trouve des frettes hautes sur la plupart des luths.
La liste est trop longue pour les énumérer.
Mais une question se pose : les frettes hautes sont-elles originaires du Cambodge ou d’ailleurs ? Bien malin qui saurait répondre à une telle question. L’iconographie des temples khmers ne montre
aucun instrument possédant de telles frettes. Toutefois, nous avons déjà émis l’hypothèse, en observant la position des mains de certains citharistes du Bayon et de Banteay Chhmar, que leur
instrument n’était pas directement apparenté à la cithare monocorde sur bâton, ancêtre du ksae diev
contemporain. D’une part, la position des mains ne permet pas de jouer avec la technique dite des “partiels”, d’autre part, le résonateur supérieur n’est plus placé sur la poitrine mais au niveau
de l’épaule ou au-dessus d’elle. Ceci tendrait à prouver qu’il existait un autre type de cithare qui aurait comporté des frettes. On sait que de telles cithares existent depuis des temps très
anciens en Inde. Il n’est pas improbable qu’elles fussent jouées au Cambodge à l’époque angkorienne. Cela étant dit, rien ne prouve qu’il existe un lien entre la cithare à frettes angkorienne, la
cithare takhê et le luth chapei. Mais c’est une piste de réflexion et de recherche. Continuons notre raisonnement, même si nous ne pouvons encore rien prouver. La cithare à
frettes, dont nous avons fait une proposition de reconstitution, s’avère fragile et peu sonore. La création du takhê
comme substitut a pour avantage d’offrir un son plus puissant. L'instrument demeure toutefois lourd. Le chapei est alors un entre deux acceptable entre puissance sonore, intérêt
acoustique et maniabilité. Il est, de plus, à la fois mélodique et rythmique.
La technologie des hautes frettes permet au musicien d'ajuster la hauteur d'une note, d’enrichir l’esthétique du jeu musical en modulant la fréquence à l'envi, de réaliser des vibratos.
Au Cambodge, le nombre de cordes couramment utilisé par les musiciens est aujourd'hui réduit à deux alors que par le passé il était de quatre, accordées deux à deux à l'unisson et à la quarte ou à la quinte entre elles. Nous avons toutefois trouvé sur Internet un musicien de Takhmao du nom de Tet Thöne, qui avait 78 ans en 2010. Il était lui-même fabricant de chapei et jouait depuis 1947. On trouvera ci-dessous trois vidéos le concernant.
Les cordes sont aujourd'hui en Nylon monobrin. Traditionnellement, les deux cordes supérieures, d’accompagnement, étaient plus grosses que les cordes inférieures, mélodiques. Parfois Les cordes d’accompagnement étaient en métal. Selon Keo Narom, certains chapei ont une seule corde d’accompagnement et deux cordes mélodiques.
Nous ignorons en quelle matière elles étaient avant l'invention du Nylon, mais gageons qu'elles étaient en fils de soie torsadés comme pour la plupart des instruments à cordes anciens.
Au Cambodge comme en Thaïlande, le chapei est essentiellement représenté dans les peintures des pagodes et sur des photographies anciennes, certaines éditées en cartes postales.
Si vous avez vous-même des photos de chapei, vous pouvez nous les faire parvenir en utilisant l'onglet CONTACT de ce site. Merci d'avance.
Dans les années 1866-70, le photographe français Émile Gsell réalise le portrait de plusieurs musiciennes du Palais royal, posant avec leur instrument. Grâce à lui, nous connaissons l’un des plus beaux chapei. Il possède quatre cordes, accordées deux à deux. On remarquera la caisse de résonance ovale, les fines chevilles ouvragées d’une rare élégance et les frettes sur la table d’harmonie. Cet instrument comporte neuf frettes sur le manche, une à la lisière de la table d'harmonie et cinq collées sur cette dernière. Les chevilles sont soit en os soit en ivoire ; elles sont comparables aux représentations de la Chapelle Buddhaisawan de Bangkok. On remarquera l'élégance des doigts et des ongles de la musicienne ainsi que sa coiffure caractéristique de l'époque.
Louis Delaporte est un explorateur français né à Loches le 11 janvier 1842 et mort à Paris le 3 mai 1925. Recruté en raison de ses talents de dessinateur, il part en 1866 en Cochinchine et est désigné avec Ernest Doudart de Lagrée pour l'Expédition française du Mékong, mission d'exploration et de recherche des sources du fleuve. Il découvre à cette occasion le site d'Angkor. De ces missions au Cambodge, il a nous a laissé de merveilleux dessins qui continuent aujourd’hui encore de nous faire rêver. Parmi eux, quelques représentations d’instruments de musique, dont le chapei.
Ce dessin nous montre l'un des chapei les plus esthétiques qu'il soit donné de voir, avec sa caisse de résonance en forme de feuille d'arbre de la Bodhi. Le cordier et la tête sont sculptés. Il possède deux cordes et trois chevilles : deux sont dédiées à l'accordage des cordes et la troisième à la sécurisation des frettes. Nous ignorons toutefois si un tel chapei exista dans la réalité ou si l'artiste l'a enjolivé ?
Les cartes postales publiées durant le Protectorat français sont également une source d'information sur les pratiques musicales du Cambodge de la fin du XIXe et du début du XXe siècle. Elle ne sont pas nombreuses à représenter un chapei mais nous éclairent sur les formations et les mélanges instrumentaux de cette époque.
Cette carte postale date du début du XXe siècle. Le chapei, joué par une femme, possède une caisse de résonance en forme d'ananas, deux cordes, trois chevilles et douze frettes. Le cordier est en forme de fleur de lotus. Rappelons une fois encore que la troisième cheville a généralement pour rôle d'éviter la perte des frettes qui sont fixées avec le cire afin de pouvoir être déplacées à l'envi. Mais il semble que des chapei à trois cordes (une pour l'accompagnement et deux accordées à l'unisson pour la mélodie) aient aussi existé.
Cette gravure semble dater de la fin du XIXe siècle. Une mention au crayon en bas de l'image donne la date de 1874. On trouve, là aussi, cinq musiciennes jouant un mélange de percussions mélodiques et de cordophones. Leur coiffure est semblable à celle de la musicienne du Palais royal de Gsell et le chapei, une fois encore est similaire, hormis les frettes sur la table d'harmonie. On a ici seulement douze frettes.
Cette carte postale, intitulée “Les Musiciennes de la Princesse Kanakari”, date du tout début du XXe siècle. Elle montre un mélange de percussions mélodiques et d'instruments à cordes. Au total dix musiciennes pour huit instruments visibles. Il manque les tambours et les hautbois. Mais il est probable que les hautbois sont remplacés ici par les cordophones. Le chapei est très semblable à celui de la photo de Gsell, notamment du point de vue de la forme de la caisse de résonance et de l'agencement des chevilles.
Cette carte postale du début du XXe siècle porte la mention “PHNOM PENH. Musiciens jouant pour une fête publique”. Le mélange de percussions mélodiques et de cordophones est une fois de plus attesté. Nous ignorons toutefois si ces onze musiciens jouaient ensemble et au même moment. Il est frappant d'imaginer le faible monocorde affrontant les puissants carillons de gongs et les tambours.
Ici, le chapei a une caisse de résonance en forme d'ananas, douze frettes et trois chevilles. Le nombre de cordes n'est pas discernable.
Ces ensembles orchestraux représentés dans la peinture siamoise du XVIIe siècle jusqu'aux cartes postales de l'Indochine du début du XXe siècle sont, de par leur structure, les plus anciens témoignages de la cohérence acoustique, et probablement aussi symbolique, qui a prévalu jusqu'à la révolution khmère rouge pour les orchestres de mariage phleng kar et de possession phleng arak. Dès la fin du XIXe siècle, on voit des cordophones se substituer ou renforcer l'acoustique des orchestres comme la cithare takhê, le monocorde ksae diev et/ou des percussions mélodiques comme les xylophones roneat et les métallophones kong vong et roneat daek. Au couple de tambours thon et romanea se substituent les tambours skor arak ou skor daey, au nombre de un à quatre.
Dans les deux images ci-dessus, les musiciens ne sont pas photographiés en situation de jeu, mais semblent plutôt sur le départ, posant devant l'opérateur. Aussi, nous n'avons aucune réelle certitude quant au mélange fonctionnel des instruments à cordes avec les percussions mélodiques. Toutefois, l'exemple du cabinet de l'école d'Ayyuthaya du XVIIIe siècle décrit ci-avant, nous incline à conclure que ce type de mélange instrumental existait bel et bien.
Nous avons consacré un chapitre entier à la fresque du Vat Reach Bo. Il est accessible ici.
Dans cette scène à la fois haute en couleur et fortement détériorée par les assauts du temps, Isur procède au mariage de Ream et Seda sur le Mont Kailash.
Dans cette cérémonie de mariage hors du commun, se trouvent à la fois un orchestre phleng Siam (nom utilisé à l'époque pour le pin peat) joué par des femmes et un orchestre phleng kar (aujourd'hui dénommé phleng kar boran), lui aussi aux mains de la gente féminine. L'orchestre se compose d'un chapei dang veng dont la forme de la caisse de résonance n'est pas visible, d’une vièle tricorde tro khmer et de deux tambours skor daey. Si l'on rapproche cette scène des ensembles visibles sur les cartes postales présentées ci-avant, on constate qu'ici, l'orchestre phleng Siam est physiquement séparé de l'orchestre phleng kar. Nous pensons que ces deux ensembles ne jouaient pas en même temps mais se partageaient l'espace temporel.
En 1914, Albert Sarraut, gouverneur général de l'Indochine, décide, avec l'accord du souverain cambodgien, de confier à George Groslier la réalisation d'un nouveau musée d'archéologie à Phnom Penh. La construction des bâtiments, inspirés des temples khmers, dure de 1917 à 1924. En 1918, une partie de l'ouvrage est ouverte au public et le musée s'appelle alors Musée du Cambodge. Enfin, le 13 avril 1920, à l'occasion du Nouvel An khmer, il est inauguré par le roi Sisowath et prend le nom de Musée Albert Sarraut.
Les fenêtres de la salle d'entrée du musée comportent des volets de bois peints de scènes du Reamker parmi lesquelles se trouvent trois musiciens : un joueur de chapei, un joueur de tro khmer et un joueur de ksae diev. Pour réaliser ces trois peintures, nous pensons que l'artiste avait à disposition ces trois instruments tant chaque détail est soigné. Il ne manque rien. C'est d'une absolue perfection, un véritable témoignage de la facture instrumentale du début du XXe siècle.
Le chapei possède quatre cordes accordées deux à deux par quatre chevilles. Il compte douze frettes dont deux sur la table d'harmonie. L'artiste a créé un trompe-l'œil en peignant les veines du bois sur la caisse de résonance. Aucun trou n'est visible au centre de la caisse de résonance. Curieusement, l'instrument est simplement porté alors que les deux autres sont joués.
La fresque que nous allons étudier ici se trouve dans le Vat
Saravoan Techo de Phnom Penh, édifié semble-t-il à la fin des années 1920. Elle se situe au-dessus de l’entrée orientale, à l’intérieur de l'édifice. C'est la scène majeure de la
pagode : elle illustre la Descente du Bouddha du Ciel des trente-trois dieux en descendant le triple escalier d'or, d'argent et de pierres précieuses. En bas de l'escalier, un orchestre
imprégné de réalité et mythologie. On peut voir, de gauche à droite : un premier tambour skor daey, un hautbois pei ar, une vièle tricorde tro khmer, un luth
chapei dang veng, une harpe pin, une cithare monocorde ksae diev et un second tambour skor daey. Notons aussi la présence d'un chanteur (ou narrateur)
qui se tient juste au-dessous du Bouddha. Il tient entre ses mains un manuscrit sur ôles. Son index droit tendu démontre sa fonction.
Il est intéressant de constater que le joueur de chapei est placé au centre de l'orchestre et que le regard de tous les personnages situés sous le Bouddha convergent vers lui.
Malgré la qualité historique de cette fresque, signalons quelques erreurs qui se sont glissées dans cet orchestre :
Le Vat Bakong, district de Bakong, Province de Siem Reap, se trouve à proximité du temple préangkorien éponyme. Elle est décorée de très belles peintures qui datent de 1946.
On y trouve deux scènes représentant des instruments de musique. La scène ci-contre montre un ensemble de musique de mariage restreint. On y voit quatre instruments et plusieurs erreurs d'observation :
Le Vat Bakong renferme une seconde peinture musicale d'une belle esthétique. L'artiste semble clairement s'être inspiré du chapei. Il en a emprunté la longueur du manche, les quatre cordes et les frettes collées jusqu'au bord de la ”rosace” de la table d'harmonie. La caisse de résonance circulaire est soit une pure création de l'esprit, soit un emprunt aux luths chinois et vietnamiens. Quant à l'ouverture centrale, elle reproduit celle de la guitare, introduite au Cambodge par les Français. L'esthétique de la tête du manche s'inspire des décors floraux angkoriens.
De sa main droite, le Bouddha demande à la musicienne de ne pas le déranger dans sa méditation. Le choix d'une femme musicienne a peut-être été dicté par la pratique palatine en cours à cette époque.
Le Vat Chedei est un ensemble monastique bouddhiste bâti sur le site d'un sanctuaire angkorien entouré d'une douve. On y trouve un sanctuaire peint dans les années 1940 mais en partie détruit en 2007. Il ne reste aujourd'hui qu'un grand Bouddha et des murs recouverts de peintures délavées par les eaux de pluie. Parmi celles-ci, un joueur de chapei. Le musicien est représenté dans une scène classique du bouddhisme populaire, celle du “Paroxysme de l’ascèse” dans laquelle le futur Bouddha jeûne totalement puis se ravise pour ne manger qu'un seul grain de riz, un seul pois ou une cuillère de haricots bouillis.
Même scène que celle du Vat Chedei, ici au Vat Kong Moch de Siem Reap.
Le chapei est représenté avec trois chevilles et trois cordes.
La littérature coloniale française offre de rares mentions du chapei sans le nommer explicitement car les chroniqueurs ou écrivains n'en connaissaient pas le nom.
Le lieutenant de vaisseau Jules Marcel Brossard de Corbigny cite, dans son ouvrage : De Saïgon à Bangkok par l'intérieur de l'Indo-Chine, note de voyage, Janvier-Février 1871, p.445-446 : “Soirée au palais. Théâtre. — Nous assistions, naguère encore, à une de ces soirées particulières que Sa Majesté avait eu la gracieuseté de commander à notre intention. Introduit dans la salle des danses, où déjà se trouvait réuni le personnel du palais, nous prenions place auprès du roi, pendant que l'orchestre indigène et les chœurs des femmes du harem attaquaient vigoureusement le morceau d'ouverture. Malgré la monotonie du rythme et la voix tremblotante des chanteuses, on sent dans la musique cambodgienne une certaine inspiration primitive, un sentiment de l'harmonie, difficile peut-être à rapprocher de nos idées musicales, mais qui semble bien d'accord avec la vie calme et les mœurs insouciantes de l'auditoire. Quelques instruments à corde (krapeu), des espèces de guitares (chapei à quatre cordes) de différents tons, soutiennent le chant dominant d'une série de timbres argentins disposés en cercle (kong vong) autour du principal artiste. Un ou deux gros tams-tams (skor thom, tro khmer) ponctuent sourdement la mesure et des claquettes de bois dur leur répondent presque continuellement. Il y a aussi des espèces d'harmonicas dont les lames de bois (roneat) et de fer (roneat dek) résonnent deux à deux sous les marteaux voltigeant sans cesse au-dessus de leur table d'harmonie.” La scène se passe dans le nouveau Palais royal de Phnom Penh dans lequel le roi Norodom vient de déménager avec sa cour après avoir quitter celui d'Oudong (Kampong Luong). Les “espèces de guitares de différents tons” sont à n'en point douter des chapei à quatre cordes tels qu'Émile Gsell les a photographiés. Les noms khmers translittérés sont de notre fait.
M. Brossard de Corbigny ajoute, p.457 : “Bivouac. — Quelle différence entre l'activité d'un bivouac de troupes françaises et notre camp de voyageurs sans soucis ! Chacun ici, après avoir lâché les éléphants dans la profondeur du bois, s'étend nonchalamment auprès de la marmite de riz qui bout à petit feu, tandis que le soleil tout sanglant s'abîme derrière la forêt silencieuse. A peine entend-on au loin, dans un groupe de cornacs, l'aigre chanson d'une guitare à deux cordes.” Il s'agit-là, à notre connaissance, du plus ancien témoignage littéraire d'un chapei à deux cordes joué par des gens du peuple.
Le chapei dang veng a, ou a eu, plusieurs “cousins” au Cambodge même ou en Asie du Sud-Est. Tous ces luths ont en commun un manche plus ou moins long et des frettes hautes : chapei dang klei, chapei tung, kracchapi, đàn đáy…
Autrefois, certains musiciens jouaient un chapei dont le manche était plus court que celui du chapei dang veng. Il s’agit du chapei dang klei. Il resta populaire dans les campagnes du Cambodge jusqu’au début des années 1960. Sa facture est similaire à celle du chapei dang veng. Toutefois, sa caisse de résonance était plus petite et son manche ne mesurait qu'un mètre de long. Autre différence, la tête s'incurvait vers l'avant et non vers l’arrière comme pour le chapei dang veng et elle pouvait être sculptée de diverses manières. Cet instrument était utilisé dans l’orchestre de mariage à l’instar de son grand cousin. Il était aussi couramment utilisé dans l’ensemble mahaori où son timbre aigu était apprécié.
Le Vat Kong Moch de Siem Reap nous offre une représentation d'un tel instrument dans une fresque de 1951 (Année du Lapin, 2506) représentant le Descente du Bouddha du Ciel des trente-trois dieux.
Au nord du Vietnam, le luth tricorde à long manche đàn đáy dérive peut-être du chapei mais nous ne pouvons apporter aucune preuve à cette assertion. La seule preuve qu’il pourrait dériver du chapei khmer est qu’il est le seul instrument vietnamien heptatonique ; tous les autres luths sont pentatoniques.
Le rôle du đàn đáy se limite à l’accompagnement des chanteuses professionnelles de ca trù, un chant savant né à l’époque des Lý (XIe-XIIe s.). Il s’en rapproche par la longueur de son manche, la forme de son extrémité mais s’en différencie par sa caisse de résonance trapézoïdale. La pratique elle-même s’en distingue par le fait que le đàn đáy est toujours joué par un musicien non chanteur accompagnant une chanteuse professionnelle.
Il existe, au Vietnam, d'autres luths avec des frettes hautes (đàn nguyệt, đàn sến, đàn tỳ bà, đàn tứ) mais ces luths sont accordés de manière pentatonique et dérivent des instruments chinois.
Les joueurs de chapei se produisent lors des fêtes nationales, dans les festivals villageois et lors d'événements importants dans les pagodes bouddhiques. Ils sont également invités lors de cérémonies officielles ou à la demande de groupes d'intérêts spéciaux. La radio et la télévision du Cambodge lui consacrent de nombreuses heures d’émission. Depuis plusieurs décennies les chanteurs épiques les plus renommés ont fait des tournées à l'étranger, se produisant dans des communautés de réfugiés khmers en Australie, en France, au Canada et aux États-Unis. Les plus célèbres d'entre eux sont Kong Nay et Prach Chhuon.
Le chapei a longtemps été un instrument d’auto-accompagnement du chant des musiciens aveugles, jouant dans la rue pour gagner leur vie. L’un d’entre eux, Keo Samnang, jouait encore dans les rues Phnom Penh en 2013.
Avant la révolution khmère rouge, le chapei faisait partie de l'orchestre rituel phleng arak qui accompagnait les médium-exorcistes lors de leur cérémonie annuelle de remerciements aux entités spirituelles, et de l'orchestre de mariage phleng kar aujourd'hui appelé phleng kar boran (orchestre de mariage ancien) par opposition à l'orchestre contemporain.
L’ethnomusicologue français Jacques Brunet rapporte que dans les années 1960s, “le ksae diev du Palais Royal de Phnom-Penh n'avait plus de corde dès 1962. Le musicien spécialisé dans cet instrument n'avait pas jugé utile de la remplacer, ce qui était pourtant facile, et l'a abandonné au profit du chapey. Depuis, les mariages royaux ont toujours été accompagnés par un orchestre sans ksae diev.”
L'argument de la puissance sonore et de l'intérêt musical est probablement à prendre en compte également. Il faut reconnaître que la puissance acoustique du monocorde est si ténue que les efforts déployés par le musicien se retrouvent anéantis par les autres instruments. À l'époque angkorienne, lorsque le monocorde jouait aux côtés des harpes, on peut mieux comprendre l'intérêt de cet instrument. Mais dès lors que les instruments l'accompagnant deviennent trop puissants, seuls les nostalgiques peuvent déplorer son absence.
L'histoire du chapei est émaillée de fausses croyances et de certitudes. Nous ignorons quand et par quel circuit il est arrivé au Cambodge. Parmi les fausses croyances, il en est une tenace : elle prétend que les bas-reliefs d'Angkor Vat montrent un chapei. La réponse est clairement : non. Toutefois, rappelons ici que les instruments présentés dans l'iconographie angkorienne sont ceux utilisés dans les temples, à la cour royale et sur les champs de batailles. Compte tenu de l'ancienneté des luths à hautes frettes en Chine et des relations entretenues depuis longue date entre l'Empire du Milieu et le Cambodge, il n'est pas exclu qu'un luth appartenant à la filiation technologique du chapei ait existé dans les classes populaires ou entre les mains de chanteurs de rue à l'époque angkorienne. Nous ne sommes pas réfractaires à une telle hypothèse, mais encore faudrait-il le démontrer. À ce jour, nous n'avons trouvé aucune preuve.
Alors, chercheurs de tout poil, au travail !
Keo Samnang, musicien aveugle, filmé dans les rues de Phnom Penh en 2013. Il chante en incarnant le personnage d'une mère de famille.
Kong Nay joue ici avec Amund Maarud. Vidéo tournée le 20 février 2016 à Siem Reap lors du "1st Friendship Festival".
Kong Nay s'est produit le 15 février 2016 à King's Road, Siem Reap, lors du "1st Friendship Festival".
Kong Boran est le fils de Kong Nay. Il est jeune et talentueux. La succession est assurée ! Vidéo tournée le 15 février 2016 à King's Road, Siem Reap, lors du "1st Friendship Festival".