MAJ : 3 décembre 2023
Les représentations de flûtes sont extrêmement rares. Aussi, donnons-nous ici un aperçu exhaustif de nos découvertes. Deux types de flûtes ont été représentés : flûte traversière (à embouchure latérale) à l'époque préangkorienne et flûte à embouchure terminale à l'époque angkorienne et postangkorienne, XVIe siècle, dans la galerie nord d'Angkor Vat.
Des flûtes traversières sont visibles sur deux linteaux du VIIe s. exposés au Musée National du Cambodge (photos 1, 2), l’un et l'autre provenants du site archéologique de Sambor Prei Kuk (province de Kompong Thom), et un troisième du Phnom Bakheng (3).
La stèle de fondation de Prah Kô (fin du IXe s.) mentionne plusieurs termes sanskrits génériques désignant des serviteurs spécialisés dans la musique et le chant, les noms de trois instruments, dont une flûte, et des mots associés liés au mode de jeu.
narttakyaśśobhanā bahvyo gāyanyo vādikās tathā
vīṇādivādyavādinyo veṇutālaviśāradāḥ
Traduction originale par G. Cœdès, 1937. Inscriptions du Cambodge, vol.I, p.22:XXXV
“Un grand nombre de belles danseuses, chanteuses, récitantes, musiciennes, joueuses de vīṇā et autres (instruments), habiles à frapper des cliquettes.”
Vocabulaire lié à la musique et à la danse
Traduction révisée
“Un grand nombre de belles danseuses, chanteuses, récitantes, musiciennes, joueuses de cithare et autres (instruments), de flûte, habiles à entrechoquer les cymbalettes.”
Le terme khmer ancien kluy apparaît sur le piédroit du sanctuaire central de Kuk Prasat (994 A.D.) dans une liste de donations de biens au temple aux côtés de deux autres instruments : «
k[l]uy 1 kinara 1 chko 1 » soit 1 flûte, 1 cithare sur bâton, 1 chko (instrument non identifié). Si le terme kluy est parfaitement identifiable, la
nature de la flûte demeure en revanche inconnue. Toutefois, si l’on se réfère à l’iconographie indienne du sous-continent et à celle de Borobudur, seules des flûtes traversières sont
représentées.
Le terme kluy s’est transmis dans le khmer moderne (khluy, khloy).
Les tapisseries de pierre des piédroits de portes d'Angkor Vat nous offrent deux médaillons représentant des flûtistes tenant l'instrument devant leur visage.
Nous avons découvert cette scène le 22 juin 2020 se situe sur le piédroit de la porte séparant le pavillon d'angle sud-ouest et la galerie sud. Depuis longtemps nous cherchions la preuve de l'existence d'un ancêtre de la flûte à embouchure terminale khloy. Mais en plus de cette découverte, nous venons de découvrir la plus ancienne preuve visuelle de l'existence du théâtre d'ombres sbek thom. La scène montre les ingrédients d'une représentation du Reamker រាមកេរ្តិ៍, version khmère du Rāmāyana indien. Elle a bien entendu pour personnage central Ream (Preah Ream), qui nomme le l'épopée du Reamker. On remarquera, eut égard à son importance dans le récit, que sa tête dépasse le bord du médaillon. De même pour son frère cadet, Leak (Preah Leak), au-dessous de lui, quoique dans une moindre mesure par respect de la hiérarchie. Tout autour, d'autres personnages, humains et animaux. En haut de la scène, dans le rond rouge, un flûtiste et, devant lui, un narrateur-chanteur. Devant ce dernier, un objet informe mais qui est à n'en point douter l'écran devant lequel l'ombre des figurines se projette à la lumière du feu. Ce flûtiste incarne probablement l'orchestre qui accompagne et soutient l'action du Reamker, à moins qu'il ne se suffise à lui-même. Ce phénomène ne serait pas étonnant. En effet, on connaît, dans les cérémonies religieuses arak, des chanteurs dont la mélodie est “paraphrasée” par la vièle tro, ou encore chez les minorités des confins frontaliers du Cambodge, du Laos et du Vietnam, des narrateurs-chanteurs eux aussi “paraphrasés” par une flûte. Ainsi, cet instrument a peut-être été utilisé dans le cadre des représentations du Reamker au XIIe siècle.
Si l'on se demande maintenant pourquoi le flûtiste tient son instrument d'une seule main alors que deux sont nécessaires pour jouer, la lecture de l'explication donnée dans le chapitre suivant (Danse festive) apportera un éclairage à ce propos.
Cette scène, découverte le même jour que la précédente, se situe sur un piédroit de porte à Angkor Vat, dans la galerie sud du cloître cruciforme. Sa signification générale nous échappe. Il semble s'agir d'une scène champêtre. On peut déceler avec assurance une danseuse exécutant une danse profane. Elle est accompagnée, à l'extrême droite, par un flûtiste jouant d'une seule main et, à sa gauche, d'un cymbaliste. Pour ce dernier, uniquement la position des mains et le contexte permettent d'opter pour cette solution. À l'extrême gauche, peut-être un chanteur eut égard à la position de sa main gauche, index tendu.
La scène est rendue cocasse par la présence, sous le cymbaliste, d'un chasseur tenant une sarbacane pour tuer l'oiseau. Quant au lapin à l'extrême droite, il semble crier pour avertir l'oiseau ! Sarbacane et flûte sont semblables par leur taille et leur position. Après avoir observé les nombreuses occurrences de représentations de chasseurs à la sarbacane dans les tapisseries des piédroits, on observe que toutes ces armes sont tenues à deux mains. Aussi, nous pensons que la tenue de la flûte à une seule main a pour vocation de ne pas confondre l'une et l'autre. Le médaillon, en bas à gauche, est illisible.
Dans la galerie nord d’Angkor Vat apparaît un trio d’instruments à vent. Il pourrait s’agir soit d’une flûte à embouchure terminale de type khloy, soit de l’ancêtre du hautbois pei
ar, ces deux instruments existant aujourd’hui encore au Cambodge. L'on pourrait aussi avoir affaire à un aérophone à anche libre en bambou ou en laiton. L’anche est installée latéralement
près de l’extrémité ; le musicien engage quelques centimètres de l’instrument dans sa bouche jusqu’à recouvrir l’anche. Cet instrument se joue généralement de biais à 45°, ce qui ne semble pas
être le cas ici.
La présence simultanée de trois aérophones est remarquable. En effet, les instruments, quelles que soient leur nature, sont toujours représentés unitairement ou par paire/couple. Or, nous avons
ici le seul exemple échappant à cette règle. L’auteur a probablement voulu mentionner que ces instruments étaient nombreux. Des ensembles de flûtes jouées en procession (bien que
traversières) existent aujourd’hui encore au Népal chez les Newar de la vallée de Kathmandu. Nous ne connaissons en revanche aucun exemple d’ensembles de hautbois de type pei ar en Asie.
Aussi, notre conclusion provisoire serait de considérer ces trois instruments comme des flûtes à embouchure terminale.