Les tambours à travers l'épigraphie

MAJ : 3 décembre 2023



Nous ne connaissons pas le nom de tous les tambours figurant dans l’iconographie. Plusieurs textes en khmer ancien mentionnent l’existence de percussionnistes, sans toutefois préciser s’ils frappent des tambours ou des instruments métalliques. Curieusement, le nom des musiciens nous sont rapportés mais les terminologies instrumentales nous échappent, à moins que nous n’ayons pas su les identifier parmi les nombreuses énigmes épigraphiques.
Nous connaissons avec assurance le nom sanskrit du tambour-hochet — ḍamarin ou ḍamaru — mais pas sa dénomination khmère.


La stèle sanskrite de Vat Prah Einkosei (début XIe s.) mentionne plusieurs noms de tambours issus de la littérature classique indienne.

 

Texte sanskrit original (Cœdès G. 1952 – K.263, IC IV, p.124, VIII)

paṭupaṭahasumiśrair lāllarīkaṅsatālaih

karadi/timila/vīṇā/veṇu/ghaṇṭā/mṅdaṅgaih

purava/paṇava/bherī/kāhalā/nekaśaṅkhair

bhayam akṛta ripū ṃāṃ yas sadā vādya/saṅghaih

 

Traduction originale de G. Cœdès

" Avec les bruyants tambours, auxquels se mêlent agréablement les sonores cymbales de cuivre, avec les karadi, les timila, les luths, les flûtes, les cloches et les tambourins, avec les purava, les timbales, les bheri, les kāhala et la multitude de conques, il inspirait continuellement la terreur aux ennemis par la multitude de ses instruments de musique."

 

G. Cœdès voit dans ce texte de nombreux tambours mais pas de trompes, ce qui semble curieux car il s’agit d’un instrument à usage militaire de premier plan. Analysons donc ces noms à la lumière des dictionnaires, des autres textes et de l’ethnologie afin de tenter de les rapprocher de typologies connues.
L’auteur du texte originel en sanskrit semble avoir regroupé certains instruments par familles telles que définies par la classification indienne. Si cela est avéré, la nature de certains instruments demeure incompatible avec leur emplacement. Toutefois, il faut se rappeler que le rédacteur sanskrit sacrifie volontiers la logique classificatoire au profit de la poétique !

 

Les « recouverts », avanaddha vādya

  • paṭaha : les dictionnaires demeurent imprécis quant à la nature de cet instrument : timbale (jamais représentée chez les Khmers, mais commun en Inde), tambour de guerre ou tout simplement tambour.

Les « solides », ghana vādya

  • tāla : cymbales.
  • karadi : il n’est pas certain qu’il s’agisse d’un tambour. Le dictionnaire sanskrit d’Émile Burnouf de 1866 donne comme définition : instrument pour battre la mesure ; action de battre la mesure.
  • timila : si l’on se reporte à l’ethnologie, il s’agirait d’un tambour en forme de sablier à tension variable. Ici la classification semble cependant nous donner tort.

Les « tendus », tata vādya

  • vīṇā : cithare sur tube ou bâton (attention : en vieux khmer, ce terme désigne la harpe !).

Les « creux », śūsirā vādya

  • veṇu : flûte à embouchure latérale (traversière).

Les « solides », ghana vādya

  • ghaṇṭā : cloche.

Les « recouverts », avanaddha vādya

  • mṛdaṅga : instrument très ancien que certains chercheurs estiment avoir été initialement fabriqué en argile en référence à son nom (mrt argile, aṅga corps) répandu aujourd’hui encore dans tout le sud de l’Inde avec un corps en bois. Il pourrait s’agir d’un tambour en tonneau ou biconique.
  • purava : sans occurrence.
  • paṇava : d’après certains dictionnaires, il s’agirait d’un petit tambour ou de cymbales. M.A. Barth le traduit par timbale.

Les « creux », śūsirā vādya

  • bherī : trompe (ou timbale), voir chapitre suivant.
  • kāhalā : instrument cité dans le Saṅgīt Ratnākara, traité indien de musicologie du XIIIe s. Il y est mentionné que son pavillon a la forme d’une fleur de datura. Une longue trompe métallique contemporaine porte ce nom dans les états indiens de l’Orissa et du Karnataka.
  • śaṅkha : conque. 

En organisant ainsi le découpage des instruments du texte, on voit apparaître treize qualificatifs répartis en trois catégories classificatoires, à l’exception de trois instruments eux-mêmes éclatés en trois groupes. Ce dernier choix est peut-être dicté par le simple fait que la nature acoustique de ces instruments ne les prédestine pas à une utilisation martiale.
Si cette logique était retenue, nous pourrions conclure que timila ne serait pas le tambour en sablier confirmé par l’ethnologie, mais plutôt un idiophone de nature indéterminée ; que mrdaṅga, purava et paṇava seraient des tambours, bherī, kāhalā des trompes. Il faut toutefois rappeler que la poésie de l’Inde ancienne décrit des instruments connus à l’époque et dans la région où vivait l’auteur du texte originel. Le décalage spatio-temporel confronte le transcripteur khmer à une réalité qui lui échappe. Comme nous l’avons déjà évoqué, une même terminologie désigne parfois des instruments spatialement et temporellement différents.

 

Traduction révisée

"Avec les bruyants tambours auxquels se mêlent agréablement les cymbales tāla, les karadi, les timila, les cithares vīṇā, les flûtes veṇu, les cloches ghaṇṭā, les tambours mṅdaṅga, les purava, les paṇava, les trompes bherī et kāhalā et la multitude de conques śaṅkha, il inspirait continuellement la terreur aux ennemis par la multitude de ses instruments."

bherī

Le terme bherī est plusieurs fois cité dans des inscriptions lapidaires. La stèle de fondation du temple de Pre Rup, vers le milieu du Xe s., le mentionne. Voici le texte et la traduction de G. Cœdès extraite du vol. I des Inscriptions du Cambodge :

 

Texte sanskrit original

dadhvāna bherī ravapūritāśā

yasyoccakair yyā jayaghoṣanāyai

taddhvānamudvīcir ivānukurvvan

daadhvanyate sindbudhavo dhunāpi

 

Traduction originale de G. Cœdès

« ...Son tambour (bherī) qui, remplissant l’espace de son grondement et ayant pour vagues la joie de son bruit, a résonné pour proclamer bien haut sa victoire, résonne encore aujourd’hui, imitant en quelque sorte l’agitation de l’océan. »

 

Cette évocation d’un tambour unique emplissant l’espace ne peut être que le fait d’un instrument de grande taille frappé avec véhémence. Dans la littérature classique indienne, il est vu tantôt comme une timbale tantôt comme une trompe. Au Népal, par exemple, bherī désigne une trompette naturelle à alésage cylindrique avec un embout amovible. Elle y est réputée sonner : « Bhairavi, Bhairavi ».

huduka / huduga

Le termes khmers hūdūka et huduga sont respectivement mentionnés dans les inscriptions K. 356 et K. 659 du Xe s. Une famille d’instruments contemporains du sud de l’Inde porte des noms similaires : udukkâ, udhakka, edakkha, edakka, idakka, idaykka, hudak, udaku, udukku, udukkai, huruk, hurki, hurko. Tous sont des tambours en sablier à tension variable dont la technologie et la taille diffèrent.

sgar

Le terme sgar apparaît à la fin du Xe s. (K. 1167), au tout début du XIe s. (K. 814) puis au XIVe s. (K. 754). La racine à l’origine de ce mot se retrouve dans le nom des grands tambours en tonneau des ethnies des hauts plateaux frontaliers du Cambodge, du Laos et du Vietnam (sögör, hgör, högor…) ; elle fonde également le mot skor ស្គរ désignant génériquement les tambours en khmer moderne. Saveros Pou, dans son dictionnaire, mentionne ce nom comme générique, mis entre parenthèses toutefois. Nous pensons quant à nous qu’il s’agissait, dans ces deux inscriptions, du tambour en tonneau si largement répandu en Asie du Sud-Est, notamment dans les monastères bouddhiques (skor yeam), outils de communication entre les hommes. Les deux mentions, bien que distantes de trois siècles, semblent faire référence au même type d’instrument : un grand tambour (en tonneau, cylindrique, sur cadre, plus rarement conique) à deux membranes cloutées, frappées avec un ou deux bâtons selon la circonstance.


La stèle du Pràsàt Kôk Pô

La stèle du Pràsàt Kôk Pô (K. 814) , mentionne le rôle de ce tambour, fait extrêmement rare dans les inscriptions puisqu’il s’agit soit d’un instrument appartenant à une liste de donation rédigée en khmer ancien sans justification de son emploi, soit d’une métaphore poétique en sanskrit. Compte tenu de cette rareté, il nous a semblé intéressant de donner l’intégralité de la traduction de G. Cœdès allégée toutefois des termes fonctionnels et de certains noms propres inutiles à la compréhension du propos.
Il s’agit d’une cérémonie de bornage d’une terre offerte au dieu en présence de nombreuses autorités :
« Le K.V. Travāṅ Vrāhmaṇa présenta une requête au sujet des preuves de la propriété de cette terre. Notification fut faite à l’inspecteur des qualités et des défauts et à l’assemblée, de faire comparaître les fonctionnaires des jardins royaux au sujet de cette terre qu’ils avaient vendue afin d’acquérir les objets précieux nécessaires au service royal. Pleins pouvoirs furent donnés à l’inspecteur des qualités et des défauts qui chargea de l’exécution de l’ordonnance royale le surveillant des gages (?), le chef des affaires judiciaires, le gardien de la cour de justice, le surveillant des biens des dieux, le surveillant des huissiers de la troisième classe, — et les chargea de délimiter cette terre, d’appeler les notables, les anciens, les seigneurs des quatre régions voisines pour assister au bornage et de la remettre au K.V. Travāṅ Vrāhmaṇa. Les fonctionnaires des jardins royaux les menèrent délimiter cette terre en présence des notables et des officiants principaux. En leur présence, ils plantèrent les bornes à l’Est, à l’Ouest, au Sud, au Nord. Fut notifiée l’ordonnance royale prescrivant de donner cette terre au K.V. Travāṅ Vrāhmaṇa. Le K.V. Travāṅ Vrāhmaṇa frappa le tambour autour de cette terre sous les yeux de ces notables, donna cette terre au dieu, prit de la terre pour en faire une terre consacrée au dieu et lui donna le nom de Kṣetrasaṅkrānta… »
L’utilisation de ce tambour semble à la fois officialiser le bon accomplissement de l’acte, informer les villageois et notifier au dieu la donation. Cette information sonore communiquée aux divinités en arrivant dans un temple et/ou après une offrande s’effectue aujourd’hui encore à l’aide de cloches à battant interne dans les temples hindouistes. Le texte ne dit pas s’il s’agissait d’un tambour porté et joué seul par K.V. Travāṅ Vrāhmaṇa ou s’il était installé sur un portant mobile. En regard de l’iconographie et de l’ethnographie, ces deux scénarii sont plausibles.

* Cœdès G. & Dupont P. - BEFEO XXXVII, p.406-34.


La stèle de Kôk Svày Ček

Cette stèle (K. 754)* tardive (1308 EC) est rédigée en pāli. Elle correspond à la période d’émergence du bouddhisme theravāda au Cambodge. Le terme sgar figure dans une liste de donations pour le fonctionnement du culte rendu au Bouddha. Elle fait mention de villages, de rizières, de terrains, de serviteurs affectés à diverses tâches, d’animaux domestiques. On peut également noter au passage deux conques blanches (saṅkha sukla) et une demi-conque en bronze (arddhasaṅkha saṃrit), conques à souffler et/ou à ondoiement. La liste continue par l’énumération d’objets divers pour se terminer par un tambour sgar et un tāla chanda. Nous sommes ici temporellement dans une nouvelle ère. Il n’est aucunement fait référence à des danseuses, des chanteurs ou des instrumentistes. Le chroniqueur chinois Tcheou-Ta-Kouan nous le dit clairement dans son texte de 1296, contemporain de cette stèle : « (Dans les temples bouddhiques)** il n’y a ni cloche, ni tambour, ni cymbales. » Cette assertion est peut-être à interpréter par opposition aux pratiques encore en vigueur à cette époque dans les temples hindouistes où les instruments de musique sont au cœur du rituel. On peut tout à fait supposer que ce sgar servît les besoins de communication externe de la communauté bouddhique, bonzes et laïques. Si l’on se réfère à la prééminence de ce type de tambour aujourd’hui encore dans l’ensemble des pagodes bouddhiques d’Asie du Sud-Est, cette assertion est vraisemblable.
Quant au terme tāla chanda, il n’est pas traduit par G. Cœdès. tāla est un terme qui définit, selon le dictionnaire sanskrit de Gérard Huet, le « fait de frapper dans ses mains, de battre la mesure » ; il désigne également l’objet sonore « cymbale ». Quant à chanda, il se rapporte, toujours, selon Gérard Huet, à une « hymne védique », un « mètre » ou encore à l’“harmonie rythmique”. Dans le présent, tāla chanda pourrait désigner une paire de crotales destinées à souligner rythmiquement la scansion des hymnes. Les crotales sont l’instrument le plus représenté dans toute l’iconographie musicale khmère, référent rythmique par excellence, et continuent de l’être dans le Cambodge contemporain.

* Cœdès G. - BEFEO XXXVI p.18-22.

** Le texte original nous formellement ceci : « Les Buddhas des tours sont au contraire différents, et tous coulés dans le bronze, il n’y a ni cloche, ni tambour, ni cymbales, ni ex-votos pendants, ni dais. » Il difficile d’affirmer que l’assertion se rapporte à l’intérieur des temples ou aux tours elles-mêmes.


Grande stèle du Phimeanakas

C'est en 1916, au cours du dégagement du soubassement du Phimeanakas ប្រាសាទភិមានអាកាស (le Palais royal du roi Jayavarman VII), qu’Henri Marchal exhume une grande stèle dont l'inscription sanskrite est référencée K. 485. G. Cœdès en donne une traduction révisée de L. Finot en 1942 dans le deuxième volume des Inscriptions du Cambodge.

Il s'agit d'un poème dont l'auteure n'est autre que la reine Indradevī, seconde épouse du roi Jayavarman VII, et sœur cadette de Jayarājadevī, première épouse de Jayavarman VII. Il s'agit, en majeure partie, d'un panégyrique de cette dernière, retraçant sa biographie et rappelant ses bonnes œuvres. Sa composition semble le placer dans les dix dernières années du XIIe siècle.

Parmi les très nombreuses donations faites par le reine Jayarājadevī aux dieux et au peuple, on compte des tambours fait d’or et d’argent doré (vermeil). 

 

LXXXI. Au Tathāgata* de l'Est, elle donna un tambour fait d’or, une bannière au beau manche d'or et d'argent, dont l'étoffe de vives couleurs était en soie de Chine.

 *Mentionné dans l'inscription de Preah Khan et correspondant peut-être à Banteay Kdei.

 

LXXXVII. A Bhadreçvara, elle donna un tambour d'argent doré, et elle érigea le dieu fils de Bhadreçvara, portant le nom de Dundhabhi, comme il convient.

 

LXXXVIII. Au dieu appelé Cāmpeçvara, au Buddha Vimāya* et au Çiva portant le nom de Pṛthvadri, à chacun d'eux elle a consacré un tambour d'argent doré.

*Phimai

 

Dans l'original en sanskrit, ces trois stances font apparaître le terme “Dundabhi” traduit par G. Cœdès par “Tambour” et qui serait une épithète du dieu Kṛṣṇa et de divers autres personnages. Le terme dundabhi existe par delà le sanskrit, notamment dundubhi en palī et dunduhi en prākṛit. Nous ignorons la typologie organologique de ce tambour, mais l'intuition nous guide vers un tambour cylindrique. Un tambour cylindrique de l'ouest africain (dundun, dundum) a semble-t-il conservé la racine sanskrite, à l'instar du tambour -sablier tama avec la racine timila.


Pour aller plus loin…