La harpe arquée en Inde


MAJ : 1er décembre 2023


La harpe sous la Dynastie Shunga

Les Shunga sont une dynastie hindoue qui régna sur une partie de l'Inde orientale après la dissolution de l'Empire maurya, de 185 environ à 73 AEC. environ. La capitale des Shunga était Pâtaliputra, l'actuelle Patna.

L'art, l'éducation, la philosophie et d'autres formes artistiques fleurirent pendant cette période, notamment la production de petites tuiles en terre cuite, de grandes sculptures en pierre, des monuments tels que le stupa de Bharhut et le célèbre grand stupa de Sanchi. Les dirigeants Shunga ont contribué à établir la tradition du parrainage royal de l'apprentissage et de l'art.

MMA, New York. Collect. et don de Samuel Eilenberg, 1987 (1987.142.376). H. 12,7 cm.
MMA, New York. Collect. et don de Samuel Eilenberg, 1987 (1987.142.376). H. 12,7 cm.

L'une de ces petites tuiles en terre cuite, datée du Ier siècle EC, montre une harpiste et une danseuse, peut-être au cours d'une danse de réjouissance. Elle a été trouvée dans l’actuel Bengale occidental. Le manche de la harpe est très relevé, à l'image de représentations plus tardives de l’époque Gupta. On notera le dispositif d'attache des cordes au manche réalisé avec des colliers noués.


Ier siècle CE. Provenance : Mathura (Kankali Tila), Uttar Pradesh. Grès rouge (25 x 55 cm) conservé au Musée de Lucknow (Uttar Pradesh).
Ier siècle CE. Provenance : Mathura (Kankali Tila), Uttar Pradesh. Grès rouge (25 x 55 cm) conservé au Musée de Lucknow (Uttar Pradesh).

Certaines sculptures nous informent sur les occasions de jeu et les formations orchestrales. Ce bas-relief de Mathura montre une harpe arquée accompagnée d’une flûte de Pan. On y voit quatre danseuses et autant de femmes assises. 


La harpe sous la Dynastie Gupta

Nous ignorons quand la harpe arrive au Cambodge. Nous savons seulement que l’hindouisation de la région débute dès le début du premier millénaire de l’ère chrétienne. L’expansion du système de pensée et de croyance venu de l'Inde s'est développé avec les outils et les personnels de la région source. Dans les cérémonies hindouistes d'autrefois, les danseuses, les chanteur(seuses) et les musicien(nes) étaient indispensables. Or, les instruments utilisés en Inde à cette époque sont les cithares et les harpes, pour ne citer que les cordophones. 

Nous ignorons à quoi ressemblaient la ou les harpes au moment de l’hindouisation du Cambodge, mais nous connaissons des monnaies en or sur lesquelles apparaît une harpe dont le manche se situe dans le prolongement d’une caisse de résonance oblongue, à l’image de celle des Pardhan du Madhya Pradesh qui a été joué jusqu’à une période récente. 

La harpe arquée a suivi les routes de l’expansion de l’hindouisme et du bouddhisme en Asie. C’est pourquoi on la retrouve dans les textes et/ou dans l’iconographie, au Myanmar, en Chine, à Java Centre, dans les territoires chams hindouisés du Vietnam et au Cambodge. Chez les Khmers, les premières citations épigraphiques et représentations iconographiques connues remontent au début du VIIe siècle.


La harpe à travers la sculpture de la Dynastie Gupta

Nous allons concentrer notre attention sur un bas-relief de la Dynastie Gupta (Ve siècle). Cette sculpture est visible au Gujari Mahal Archeological Museum, également connu sous le nom de Gwalior Fort Archeologic Museum, dans l'état du Madhya Pradesh. Il s’agit d’un élément brisé (180 x 65 cm) provenant de l’architrave d’un temple. Nous offrons ici deux versions : le bas-relief original et le bas-relief en partie restauré et colorisé. Dans la seconde version, nous avons prolongé, en noir et blanc, la bordure supérieure et latérale. Cette sculpture constitue un document extrêmement important sur le plan organologique, tant par son contenu que par la précision de la représentation des instruments. 


Contenu de la scène de Pawāyā

La scène de Pawāyā doit être lue de bas en haut. Elle représente une perspective que nous avons divisée en quatre plans et où tous les personnages sont des femmes.

  • Premier plan : une danseuse. La notion de premier plan est ici justifiée par le fait que ses pieds se trouvent au-dessous de l’assise des deux premières musiciennes. Il s'agit d’un personnage du monde réel et non d'une divinité.
  • Second plan : à gauche, une joueuse de luth piriforme à six cordes. À droite une harpiste. 
  • Troisième plan : une joueuse de flûte traversière et de tambour en gobelet. 
  • Quatrième plan : à l’extrême gauche, un personnage dont ne subsiste que la jambe gauche. Nous ignorons quel instrument pouvait se trouver là. Nous savons qu’à cette époque, une cithare faisait partie des orchestres. Toutefois, si elle avait été représentée, elle aurait figuré au second ou troisième plan. Conceptuellement, en comparant toutes les scènes connues en Inde et en Asie du Sud-Est entre le Ve et le IXe siècle, un tel instrument ne pourrait être représenté sur ce plan. 

À la droite du fragment disparu, une femme tambourinaire. On peut voir, derrière les deux instruments disposés verticalement, un tambour plus grand posé horizontalement ; la main gauche de la musicienne laisse deviner sa présence. Cet ensemble de trois tambours se retrouve à Borobudur et au Champa. Aucune configuration de ce style n’a été trouvée dans l’iconographie khmère ; on notera toutefois que dans l’orchestre pin peat, le joueur du couple de grands tambours en tonneau joue aussi le tambour samphor posé horizontalement. Cette organisation dérive directement de cette époque. Notons au passage que ce n'est pas parce que les Khmers n'ont jamais représenté cette configuration à trois tambours qu'elle n'a pas existé. Ils ont, selon nous, fait des choix iconographiques dans l'espace restreint des murs de pierre. Le tambour, dans cette version, n'est que le chef d'orchestre de l'ensemble orchestral. La meilleure preuve que cette configuration a existé au Cambodge, c'est la permanence à laquelle ce bas-relief nous confronte : si elle persiste du Ve au XXIe siècle, une rupture de plusieurs siècles avec un retour soudain de plusieurs siècles en arrière est inimaginable du point de vue des savoir-faire traditionnels.

À la gauche de la joueuse de tambours, un personnage au rôle indéfini ; ce pourrait être une chanteuse. Sa main droite n’est pas visible, mais semble reposer sur sa propre cuisse. Sa main gauche est posée sur la cuisse de la joueuse de cymbalettes. 

En haut et à droite, selon certains auteurs, cette femme tiendrait une fleur de lotus. Nous ne saurions nous y opposer. Optons toutefois pour une autre hypothèse, celle de cliquettes, utilisées aujourd'hui encore en Thaïlande, où elles sont dénommées krap phuang. Dans les orchestres de l'Inde ancienne, on trouve parfois un racle, élément bois de l'ensemble, opposé et complémentaire de l'élément métal que sont les cymbales. Jusqu'à nos jours, ces deux éléments sont utilisés dans l'orchestre à cordes au Myanmar, en Thaïlande et dans une moindre mesure au Cambodge. Au IXe siècle, ces deux natures instruments sont mentionnées dans la liste de donations du temple de Lolei (IXe siècle / K.324S & N, 327S & N, 330S & N, 331S & N). 

 

La harpe de Pawāyā

La structure de la harpe de Pawāyā confirme plusieurs éléments organologiques existant dans l'iconographie khmère préangkorienne :

1. La forme générale arquée

2. La volute au sommet du manche

3. Les liens fixant les cordes

4. Le nombre de cordes semble être de sept, même si ce type de données doit être pris avec prudence. Il nous dit toutefois qu'il n'est ni inférieur ni très supérieur. Ce nombre peut également nous informer que le système scalaire est basé sur sept notes.

5. La sculpture nous montre également qu'une peau devait être utilisée pour la table d'harmonie ; elle s'arrête à la base du manche. 

Le sculpteur connaissait parfaitement les instruments de musique, leurs proportions, leurs contours. De plus, la relation musicienne-instrument inspire confiance. Par exemple, le luth possède six cordes et l’on voit clairement les six chevilles d’accordage avec une disposition en quinconce entre celles du haut et du bas, ce qui reflète la stricte réalité. Les poignées des chevilles sont sphériques, à l’image de celles des luths et cithares traditionnels de l’Inde. Quant à la harpe elle-même, elle comporte sept cordes et le dispositif d’attache par ficelage se compose de quatorze tours, ce qui correspond presque à la réalité technique, à savoir deux enroulements pour chacune des cordes de jeu. On peut également constater que les cordes sont parallèles et non en éventail.

La composition de cet orchestre reflète en partie la liste de donations du temple de Lolei (IXe siècle / K.324S & N, 327S & N, 330S & N, 331S & N). 

Ces deux harpes birmanes saùng-gauk du XIXe siècles montrent le système d'attache des cordes tel qu'il existe depuis l'Inde classique. Il est encore utilisé aujourd'hui au Myanmar par des musiciens puristes, tandis que la jeune génération préfère le système d'accord avec mécaniques de guitare, infiniment plus facile à manipuler. 

 

Autres sculptures de la Dynastie Gupta

La Dynastie Gupta nous offre plusieurs autres représentations de harpes arquées.

Original

Colorisé

Femme harpiste, Ve siècle. Relief en terre cuite rouge (33 x 23,5 x 8,3 cm). Musée de Brooklyn. Don en mémoire de Helen W. et Robert M. Benjamin de Stephen Benjamin. Ref. 2002.65. 

 

Le dispositif de fixation des cordes par collier apparaît clairement, à la fois sur le cordier et le manche.


Dynastie Gupta, Ve siècle CE. Terre cuite. Provient de l'un des premiers temples du centre de l'Inde. H. 25,4 cm. British Museum. Ref. OA 1969.12-17.1. Orignal.

 

On pourrait se demander à juste titre s’il s’agit d’une harpe ou d’un luth, mais il s’agit bien d’une harpe avec son manche arqué. La seconde preuve réside dans le fait que le musicien est représenté en train de jouer avec une seule main, ce qui ne serait pas possible sur un luth. La tête de la harpe semble être en forme de volute, à l'image de la harpe khmère préangkorienne. La table d'harmonie semble être faite d'une peau nouée à la base du manche.

Colorisé



La harpe du roi Samudragupta à travers la monnaie

Sur ces pièces de monnaie, le roi Samudragupta est représenté jouant de la harpe, assis sur un siège à haut dossier. Le fait qu’il ait voulu faire connaître une image de lui-même en tant que musicien est remarquable et nous éclaire sur le système de valeurs de la Dynastie Gupta. Samudragupta est connu pour avoir été un grand mécène des arts ; il était par ailleurs un musicien et un poète accompli.

Sur le plan organologique, le fait que le manche soit peu arqué limite le nombre de cordes, le réduisant à un outil d'accompagnement du chant ainsi que l'a démontré Roderic Knight à propos du bin-baja (voir ci-après).

Sur cette monnaie, le roi Samudragupta fait face à gauche. Il est assis sur un trône à haut dossier et porte une coiffure ouvragée et joue d’une harpe posée sur sa cuisse gauche. Sur le repose-pieds, le caractère Si ” est gravé pour siddham (chance) ; à gauche du siège, se trouve une légende brahmanique circulaire « Maharajadhiraja Shri… guptah ».

 

Dynastie Gupta, Samudragupta (c. 335-370 CE), Dinar or. Diam. 22 mm / Poids 7,68 g.


La harpe des Pardhan du Madya Pradesh

Bin-baja, bīṇ bājā, également connu sous le nom de Gogia bana, est une harpe à cinq cordes, jouée par des musiciens de caste Pardhan de la région de Mandla, dans le Madhya Pradesh. Elle accompagnait les chansons épiques. Seuls les musiciens des Gogia, un petit sous-groupe social des Pardhan, jouent le bin-baja pour leurs clients, les Gonds. La harpe bin-baja, décrite pour la première fois par Roderic Knight (The harp in India today, Ethnomusicology 29/1 (1985), 9•28) était la seule harpe encore vivante en Inde à cette époque. Sa forme est similaire à celle des harpes de l'poque gupta.

À titre d’hypothèse, il est probable qu’un tel instrument ait été importé sur le territoire cambodgien dans les premiers siècles de l’hindouisation de ce territoire.

 

À propos du bin-baja

Bin-baja. Photo © Roderic Knight
Bin-baja. Photo © Roderic Knight

« La caisse de résonance naviforme du bin-baja est sculptée dans une seule pièce de bois. Une peau de vache tendue sur l'ouverture et y est fixée par des lacets en cuir. Un bâton de bois, sculpté de profondes encoches en dents de scie à une extrémité et lisse à l'autre, est légèrement cintré alors qu'il est encore vert ; il constitue à la fois le manche et le cordier. Les cordes, en veines de vache torsadées, sont attachées au cordier en passant par une fente latérale sous les encoches ; elles s'étirent, chacune sur une encoche, jusqu'à la partie supérieure du manche auquel elles sont attachées par des cordes faites de poils noirs de queue de vache. Un petit plectre de bambou est attaché au corps avec une ficelle. Le joueur place l'instrument sur ses genoux, le manche vers la droite. Avec sa main gauche posée près des cordes, il les gratte avec le plectre dans la main droite tout en grattant ou en amortissant occasionnellement certaines cordes avec la gauche. »

(D'après Roderic Knight (The harp in India today, Ethnomusicology 29/1 (1985), 9•28)

 

Reconstitution du bin-baja

Faute de pouvoir acquérir un bin-baja sur le terrain du fait de sa disparition (à confirmer), nous avons décidé d'en faire une copie à partir des photographies, des cotes et de la description de Roderic Knight. Cette copie a été réalisée par le luthier Nga Thean de Siem Reap. Cette réalisation nous a permis de comprendre plus en détail le fonctionnement de l'instrument et notamment son dispositif d'amplification dû à la forme du cordier.

Le cordier en dents de scie permet de produire des vibrations additionnelles au son de la seule corde vibrante. L’ajustement de la corde par rapport au cordier est de l’ordre du dixième de millimètre. Une petite pièce de bambou insérée entre la base de la corde et le sommet de la dent de scie permet la production de cette vibration. Ce dispositif est connu depuis l’Inde classique sur les cithares ; il apparaît clairement dans l’iconographie. Il ne permet pas, dans la technologie spécifiquement utilisée par les Pardhan, d’espacer suffisamment les cordes pour jouer des mélodies complexes. De plus, les cordes sont nécessairement en éventail et non parallèles.