La harpe khmère, originaire d'Inde, s'est répandue en Asie du Sud-Est avec l'expansion de l'hindouisme et du bouddhisme. Son parcours peut être retracé en Inde, Afghanistan, Myanmar, Chine, Cambodge, Laos et Viêt Nam. De forme arquée ou naviforme, elle ressemble au saùng-gauk birman. Présente au Cambodge pendant les périodes préangkoriennes et angkoriennes, on perd sa trace après le début du XIIIe siècle. Son nom, dérivé du sanskrit "vīṇā", est devenu "pin" en khmer moderne, désignant divers instruments à cordes. La mémoire de la harpe persiste, comme en témoigne un musicien de Battambang dans les années 1960, évoquant un instrument à 21 cordes, nombre confirmé par des bas-reliefs du temple du Bayon. Malgré sa disparition, l'image de la harpe khmère a été préservée dans certains monastères bouddhiques du Cambodge au milieu du XXe siècle.
MAJ : 30 octobre 2024
SOMMAIRE
Sur les traces de la harpe khmère
La harpe angkorienne à travers l'iconographie
. Dispositif d'accordage
. Nombre de cordes
. Symbolisme du nombre de cordes/notes
. Nature des cordes
. Caisse de résonance
. Technique de jeu
Notre étude de la harpe khmère a débuté au Cambodge en 2006, mais la réalité de son existence dépasse largement le cadre des frontières actuelles du pays puisque l’instrument que nous connaissons aujourd’hui prend ses racines et son nom en Inde. C’est en suivant les routes de l’expansion de l’hindouisme et du bouddhisme, au début du premier millénaire de notre ère, que nous allons pouvoir suivre son parcours. On en trouve des traces mémorielles en Inde, bien entendu, mais aussi en Afghanistan, au Myanmar, en Chine, au Cambodge, au Laos et au Vietnam, tout du moins pour ce qui concerne la seule “harpe arquée”.
Il existe de nombreux types de harpes à travers le monde. L’instrument khmer se caractérise par sa forme dite “arquée” ou encore “naviforme”, proche de l’un des derniers survivants du sud-est asiatique, le saùng-gauk birman.
Durant les périodes préangkoriennes et angkoriennes, la harpe exista au Cambodge, mais nous en perdons la trace vers le milieu du XIIIe siècle. En effet, après la mort du roi Jayavarman VII, très peu de constructions durables furent édifiées sur lesquelles auraient pu être sculptées des harpes. Par ailleurs, aucun écrit lapidaire ne mentionne plus l’instrument au-delà du IXe siècle. Autant dire que nous ne savons pas grand-chose !
Toutefois, grâce à la science et aux recoupements possibles entre diverses sources, nous avons pu retracer une partie de son odyssée, du sud de l’Inde au nord de la Chine, en passant par Java et le Champa. Son nom n’a pas été oublié et se trouve aujourd’hui encore associé à certains instruments à cordes. Il faut dire que son nom dérive du mot sanskrit vīṇā वीणा qui désignait, en Inde, toutes sortes de cithares. Mais au Cambodge, le terme vieux khmer vīṇa désigne la harpe. Le nom khmer moderne (pin ពិណ) dérive directement de ce dernier. Par extension, pin est devenu le nom générique des instruments khmers à cordes pincées : chapei, kse diev ou ksae muoy, krapeu. Le terme thaï phin พิณ désigne un luth à long manche originaire de la région d'Isan en Thaïlande et joué principalement par des ethnies laotiennes dans ce pays et au Laos. Ce terme s’appliquait aussi, autrefois, au luth thaï krajappi, équivalent du chapei dang veng khmer. Aussi n’est-il pas facile de savoir dans quelle mesure la mémoire de la harpe a été conservée.
Dans les années 1960, l’ethnomusicologue français Jacques Brunet rencontra un musicien de Battambang du nom de Meas Run ; il rapporte ceci : « À l'époque ancienne, les pin n'avaient qu'une seule corde (allusion à la cithare monocorde). Par la suite, les musiciens les perfectionnèrent et leur donnèrent jusqu'à 21 cordes (allusion probable à la harpe ancienne disparue du Cambodge) ». Ce nombre 21 se trouve confirmer par deux bas-reliefs du temple du Bayon. Peut-être cet informateur avait-il lui-même observé ces sculptures ? On voit ici clairement la confusion induite car ce mot passe-partout.
On constate néanmoins que l'image de l’instrument a été conservée puisque quelques monastères bouddhiques du Cambodge du milieu du XXe s. en sont ornés.
Des représentations de harpes angkoriennes se trouvent dans divers temples et lieux : Angkor Vat, Bayon, Banteay Chhmar, Banteay Samre, Mebon Occidental, Preah Pithu, Terrasse des Éléphants. La forme des instruments diffère selon les sculpteurs. Il n’y a pas de standard, à l’image des harpes des Karen du Myanmar et de
Thaïlande pour lesquelles il existe autant de modèles que de musiciens. Toutes les harpes ont cependant en commun une caisse de résonance naviforme et un manche plus ou moins arqué.
Sous le règne du roi Jayavarman VII, — Période du Bayon, fin XIIe - début XIIIe siècle — la harpe, accompagnée d'autres instruments, anime la danse de cour et la danse religieuse dans
les temples bouddhistes.
Elle disparaît probablement après la chute d'Angkor. Quelques rares représentations témoignent de sa permanence dans la mémoire des Khmers.
Ce chapitre a pour objectif de dresser un rapide tableau des connaissances organologiques des harpes angkoriennes.
Il existe deux dispositifs d'accordage pour les harpes khmères de la période du Bayon : par ficelage et par chevilles.
Un détail sculptural de
la harpe de la photo (1) nous apporte une connaissance précise du mode d’accordage entre la fin du XIIe et le début du XIIIe s. sans qu’il puisse être établi
que tous les instruments étaient ainsi accordés. Ce haut-relief est endommagé, mais la sculpture résiduelle laisse apparaître un dispositif d’accordage par cheville. On distingue clairement la
partie terminale de l’axe autour duquel s’enroule la corde et le sens d'enroulement de la corde. Les chevilles se trouvent du côté gauche pour les harpistes droitiers, cas majoritaire.
Une autre harpe de la Terrasse des Éléphants et quelques autres au Bayon, avec moins de précision toutefois, semblent présenter le même type d’accordage par chevilles.
Certaines harpes anciennes de l’Inde s’accordaient avec un collier tressé coulissant le long du manche. Dans le cas du saùng-gauk birman, il s’agit d’un système de ficelage très
contraignant, aujourd’hui de plus en plus supplanté par des mécaniques de guitare. Une harpe du Bayon montre ce mode d’accordage. On voit distinctement des liens tournant autour du
manche.
De combien de cordes disposaient les harpes ? Bien qu’elles soient souvent représentées, il est délicat de tirer une quelconque conclusion quant à leur nombre. Parfois, on peut considérer que le sculpteur les a représentées en grand nombre sans référence à la réalité. Dans d’autres cas, l’artiste semble s’être appliqué à les sculpter avec exactitude. Les meilleures représentations montrent un maximum de onze ou vingt-et-une cordes. On trouve aussi quelques représentations avec sept ou quatorze cordes. Le nombre sept reflète l'exact système scalaire et quatorze, son redoublement.
Dans l’Inde classique, leur nombre variait, selon les époques, de sept à quatorze.
Nous avons photographié cette harpe dans la pénombre en lumière rasante. Ce bas-relief de la galerie intérieure est du Bayon n'inspirait pas particulièrement confiance a priori compte tenu de son état et du manque de soin apporté à certains détails. Toutefois, à y regarder de plus près, nous constatons que les cordes et leur dispositif d'attache au manche ont reçus la plus grande attention. Nous pouvons presque affirmer que l'instrument possède vingt-et-une cordes et que l'angle du plan de cordes, compte tenu de ce nombre, est cohérent. Une reconstitution récente de cet instrument par Sounds of Angkor en atteste.
Le cithare monocorde kinnara, avec sa technique de jeu harmonique, est un instrument contraint par nature. En effet, le nombre de notes qu’il peut émettre est limité et ne peut être augmenté par un quelconque processus ; ceci est inhérent au fonctionnement physique de la corde. A contrario, les cithares ou les luths à frettes peuvent émettre un plus grand nombre de notes dès lors que l’on augmente leur longueur et le nombre de frettes. La cithare kinnara peut produire un son d’une hauteur égale à une douzième par rapport au son fondamental soit, dans le système scalaire khmer, douze notes.
Selon la symbolique khmère, le nombre douze représente la mère. Nous ignorons pour l’instant pourquoi. Lors des cérémonies royales, un bay sei à douze niveaux est présent parmi les offrandes ; il représente la Royauté ; le Roi lui-même est la “mère spirituelle” des Khmers. Par exemple, lorsqu’Il dit “oui” en khmer, il prononce cha'ah ចា៎ះ comme les femmes et non bat បាទ comme il est normalement d’usage pour les hommes.
La harpe, quant à elle, semblait posséder vingt-et-une cordes selon un comptage sur deux instruments représentés dans les bas-reliefs du Bayon. Ce nombre représente le père et le manche de la harpe pourrait bien représenter un phallus tendu !
Dans plusieurs cas, au Bayon, la harpe est représentée avec onze cordes parce que l’instrument de petite taille et que le sculpteur a fait ce choix, peut-être pour des raisons techniques liées à friabilité de la roche à sculpter. Il pourrait toutefois s’agir, là encore, de harpes à vingt-et-une cordes avec onze cordes représentées en relief positif et dix en négatif par omission.
On peut donc constater que l'orchestre khmer, comme on pouvait s'y attendre, est composé d'un instrument femelle — principal, générateur de la mélodie — et d'un instrument mâle — suiveur, accompagnement de la mélodie. Nous pensons que cette situation existait avant l'arrivée des Brahmanes puisque les ensembles de gongs et les instruments en bambou des proto-khmers qui vivent aux confins frontaliers du Cambodge, Laos et Vietnam sont structurés ainsi.
Aucune source ne nous indique la nature des cordes. Toutefois, si l’on se réfère à l’ethnologie birmane, il est probable qu’elles étaient en soie. On sait que les Khmers anciens en importaient de Chine. De plus, l’usage de la soie permet d’adapter le diamètre de chaque corde, à l’instar des harpes birmanes contemporaines.
Toutes les caisses de résonance répertoriées sont naviformes. Toutefois, peu de détails apparaissent. Si nous nous appuyons sur des instruments contemporains tel le saùng-gauk birman, il est très probable qu'elles aient été sculptées dans une seule pièce de bois et recouvertes d'une peau. Aucune décoration n'est visible. Il est également probable mais nous ne pouvons l'affirmer que la caisse de résonance et le manche aient été sculptés dans une seule et même pièce de bois. Nous prenons pour exemple la pièce de bois qui se trouve aujourd'hui encore à l'avant des chars à bœufs.
La harpe est jouée en position assise ou debout. Le musicien porte parfois son instrument en bandoulière. Sur l'un des instrument de Banteay Chhmar, le bouton de fixation de la sangle est visible. Le musicien est la plupart du temps placé à la droite de son instrument, qu'il soit assis par terre ou debout.
Si la main droite jouait la mélodie, la main gauche avait probablement un rôle technique, soit d’accompagnement, soit de jeu des cordes graves soit, comme c’est le cas avec le saùng-gauk birman, de réalisation d’altérations accidentelles en appuyant avec l’ongle du pouce sur la corde près du manche, soit encore tout cela à la fois.
Sur les bas-reliefs, la main droite est parfois sculptée avec beaucoup de réalisme. La combinaison des meilleures représentations de la sculpture angkorienne et de la technique de jeu de la harpe birmane révèle des similitudes comme ci-dessous où le majeur appuie sur l'index.
Dans les inscriptions en vieux khmer, la harpe est désignée de manière invariable sous le vocable vīṇa. Toutefois, ce terme présente une ambiguïté puisqu’il désigne en Inde une large palette d’instruments à cordes et tout particulièrement les cithares sur bâton et sur tube. En Inde, un préfixe ou un suffixe précise la nature de la vīṇa. On ne saurait passer ici en détail toutes les inscriptions dans lesquelles il est question de vīṇa, mais il y lieu de distinguer les textes en sanskrit de ceux en vieux khmer. S’il est avéré que ce terme désigne la harpe en vieux khmer, il faut le traduire par « cithare » dans les textes en sanskrit.