MAJ : 3 décembre 2023
Nous sommes actuellement (2023) en possession de plus d'une quarantaine de représentations de harpes khmères, en incluant les périodes préangkoriennes et angkoriennes. Les plus nombreuses proviennent du Bayon, de Banteay Chhmar et de la Terrasse des Éléphants. Or, Angkor Vat demeurait le grand absent pour ce qui concerne les représentations de harpes. Mais par un beau jour de l’an 2017, une harpe apparut enfin dans le viseur de nos recherches après dix-neuf années d’espérance. Cette représentation constitue le chaînon manquant entre les rares représentations au VIIe siècle de Sambor Prei Kuk, les listes d’instruments du groupe de Roluos du IXe s. et les temples de l’époque du Bayon, fin XIIe - début du XIIIe siècles. Pour la première fois, une harpe associée à une cithare est découverte à Angkor Vat.
On connaissait, dans l’iconographie initiale du début du XIIe siècle à Angkor Vat, les orchestres martiaux et quelques rares outils sonores utilisés par les brahmanes. Mais pourquoi avons-nous mis autant de temps à découvrir cette image ? Parce qu'elle se situe entre deux pôles d’un haut intérêt iconographique. Cela m’amenait, à chaque visite, à passer d'un pôle à l'autre en oubliant d'inspecter cet ensemble “mineur”. C'est donc sur le piédroit d'une porte que figure ce modeste orchestre à cordes. Même si la globalité des scènes du piédroit est intéressante à plusieurs égards, nous irons ici à l’essentiel, c’est-à-dire à la description des instruments, des musiciens et des acteurs associés.
La scène est inachevée mais, par miracle, un certain nombre de tracés noirs demeurent depuis le XIIe s. En revanche, deux médaillons, à droite de la scène, demeurent vierges ; seuls quelques traits de crayon noir subsistent, attendant le retour du sculpteur…
La scène représente une Danse de Shiva animée par trois instruments : une cithare à double résonateur, une harpe arquée et une paire de cymbalettes. Chaque musicien est représenté dans un médaillon indépendant, mais tous sont liés par la thématique de la scène.
Il existe de nombreuses représentations de la Danse de Shiva au Cambodge entre le VIIe et le XIIIe siècles. Toutes sont différentes et typiquement khmères par leur interprétation et leur décorum. Ici, Shiva est représenté dans le médaillon central. On le reconnaît à sa position de danseur avec ses dix bras et à la situation globale. On distingue clairement ses cinq bras droits. En revanche, ses bras gauches forment une masse imprécise car inachevée. Remarquons au passage que plusieurs “Danse de Shiva” ornant les piédroits d'Angkor Vat sont inachevées, tout particulièrement Shiva lui-même, et plus précisément encore, ses cinq bras gauches. Nous en ignorons la raison, mais cela pourrait être lié à une croyance (superstition) liée à la mort. Des éléments de décor du roi Suryavarman II, mais également Jayavarman VII, sont eux aussi inachevés. Un pan d’étoffe à l’horizontale, derrière la jambe posée au sol, atteste de la dynamique de sa danse.
Au-dessus de Shiva, cinq apsaras très stylisées tiennent des fleurs de lotus. Leurs jambes ne sont pas représentées. Voir notre article Apsaras ou danseuses sacrées ?
Dans le registre au-dessous de Shiva, à l’extrême gauche, ce personnage déhanché n'est autre que Kāraikkāl Ammaiyār, une dévote du dieu. Pour plus d’informations sur ce personnage, cliquez ici.
À côté de Kāraikkāl Ammaiyār, se tient le dieu Vishnu. On distingue deux de ses attributs : le disque dans sa main supérieure droite et la conque dans la gauche. Dans ses deux mains inférieures, il tient une cithare. On voit clairement la partie inférieure recourbée de l’instrument, là où s’attache la corde et le résonateur circulaire, généralement composé d’une calebasse.
À l’extrême droite, Ganesha, le fils à tête d’éléphant de Shiva. Son œil est dessiné au noir. Il porte une couronne conique. Ses bras sont parés de bracelets proéminents. Les pans de son vêtement reposent à terre. Ses mains, dont la gravure est inachevée, semblent placées l’une au-dessus de l’autre, mais rien n’indique qu’il joue d’un quelconque instrument. Peut-être frappe-t-il simplement dans ses mains.
À côté de Ganesha, un médaillon contient deux personnages. À gauche, le dieu Brahma, reconnaissable à ses quatre têtes. Trois d’entre-elles sont visibles. La gravure des trois faces visibles n’est pas achevée, mais le contour des visages demeure. Le dieu joue des cymbalettes. Le sculpteur ne les a pas sculptées non plus, mais le tracé initial au crayon noir est toujours présent. Nous avons pu isoler ces traits pour les faire apparaître en violet.
À côté de Brahma, un personnage aux traits humains porte une coiffure conique typique de la cour royale de Suryavarman II. Il semble d'ailleurs s'agir du roi lui-même et ce, pour plusieurs raisons :
Qui d'autre pourrait être aussi proche de Brahma le créateur, si ce n'est ce roi mégalomane ? Il est assis au même niveau que le dieu dont la tête est légèrement inclinée vers le Roi, l'Élu. Le Roi est même plus grand que Brahma, ce qui n'est pas un mince détail ! L'assise des deux personnages est similaire, ce qui est important dans la symbolique khmère. Suryavarman II regarde la divinité dans les yeux, d'égal à égal. Les deux personnages se frôlent. Le dieu semble offrir une fleur de lotus au Roi, ce même symbole que le souverain tient dans sa main gauche sur son trône. Cette scène prend alors une tout autre dimension puisque le roi est l'envoyé de Brahma sur Terre. Brahma créateur de l'Univers, et Suryavarman II son “re-créateur” dans la démesure du chef-d'œuvre d'Angkor Vat. Comment alors ne pas voir, au-delà du conformisme interprétatif des cinq tours centrales comme représentant le Mont Meru, le total des neufs tours (5+4) du massif architectural central et voir à travers elles les neuf planètes avec, au centre, le Soleil. À sa mort, le roi Suryavarman (Surya = Soleil) avait peut-être prévu d'être placé au centre de l'univers !
Au-dessous de Shiva, un harpiste est représenté sous des traits humains. Il porte la coiffure conique de la royauté. Il pourrait donc s’agir d’un homme de la haute hiérarchie royale d’Angkor et non d’un simple artisan-musicien, et pourquoi pas, une fois encore, le roi Suryavarman II lui-même en animateur de l'Univers ! Il est représenté de manière centrale, juste au-dessous de Shiva, maître de la musique et de la danse. La position du musicien diffère des représentations habituelles ; son pied gauche est plus bas que la base de l'instrument, ce qui pourrait vouloir dire qu'il n'est pas assis au sol, mais par exemple sur une table-lit (ici un lotus), disons à la manière du roi sur son trône ! Une idée renforcée par la position du pied droit situé légèrement pus haut.
La pratique musicale est considérée comme un signe de bonne éducation et de finesse d’esprit ; on le sait par les éloges de l'iconographie khmère rédigés sanskrit. Ainsi le révèle une inscription (K. 573 à 575) de Banteay Srei, Xe s. :
« Il était le premier dans la connaissance des doctrines du Patañjali, de Kaṇāda, d’Akṣapāda, de Kapila , du Buddha, dans celle de la médecine, de la musique et de l’astronomie. »
Ou encore cet éloge royal de la stèle de Sdŏk Kăk Thoṃ, au milieu du XIe s. :
« Éminent en beauté, puissance, gloire, science, vertu, actions, mérite spirituel, il n’avait pas d’orgueil. Il connaissait la musique ; il avait étudié les arts : mécanique, astronomie, médecine, etc … »
« Expérimenté, savant, riche, renommé pour sa bonté envers tous et pour son talent musical, il ravissait sans cesse le cœur des courtisans par les cinq liens qu’engendre la courtoisie. »
Nous ignorons de combien de cordes étaient pourvues les harpes à la période d'Angkor Vat (début XIIe s.). À l'ère du Bayon (fin XIIe - début XIIIe s.), la meilleure iconographie montre que ce nombre atteignait 21. Dans la littérature védique, le 21 associé à la fois à la Terre et au Soleil. Avec 21 intervalles (syllabes), l'homme atteint le Soleil, car cet astre est le vingt-et-unième à partir de notre monde. Or, nous avons découvert que la tour centrale d'Angkor Vat représente le Soleil et que le projet post-mortem du roi Suryavarman II était (peut-être) de faire déposer ses restes (dépouille ou cendres ?) au centre de ce soleil symbolique. Rappelons ici qu'Angkor Vat est probablement le mausolée du roi Suryavarman II.
Dans la littérature védique, dont ce roi s'est probablement abreuvé, existe une autre notion, liée aux 22 notes (śrutis) du système musical indien des origines. Ce nombre représente un point qui va au-delà de la Terre ou du Soleil. Avec lui, l'Homme conquiert ce qui se trouve au-delà du Soleil, c'est-à-dire la gloire et la libération de la tristesse.
Nous ne pensons pas que la musique angkorienne ait été calquée sur le système musical indien, mais la philosophie de l'Inde a suffisamment influencé le monde de l'architecture et des arts, notamment le théâtre global (danse, musique, chant, etc.) pour que cette idée même puisse trouver sa place ici. La harpe, instrument à notes fixes, ne permet pas, a priori, de jouer les 22 śrutis mais seulement les 7 notes de la gamme. Certes, cet instrument existait à l'époque où la théorie des śrutis a été édictée. Seule les cithares sur tube ou sur bâton, avec leurs frettes hautes, devaient permettre de jouer les 22 śrutis. C'est probablement une des raisons pour lesquelles la harpe disparut de l'Inde à partir du Xe siècle ; elle fut remplacée par des instruments (luths, cithares pour ne parler que des cordes) capables de suivre tous les micro-intervalles produits par la voix. Aux époques anciennes, la harpe devait se contenter d'accompagner la voix mais pas de jouer de mélodies complexes.
La magnificence et la perfection d'Angkor Vat ne peuvent être comprises qu'en effectuant une plongée dans les textes anciens de l'Inde. Le Vishnudharmottara Purana permet de comprendre l'origine de la création des images et de l'interdépendance des arts. Le sage Markandeya instruit le roi Vajra dans l'art de la sculpture ; il lui enseigne que pour y accéder, il faut d'abord apprendre la peinture, la danse et la musique :
Vajra : Comment dois-je créer les formes de dieux pour que l'image puisse toujours manifester la divinité ?
Markandeya : Celui qui ne connaît pas le canon de la peinture (citrasutram) ne peut jamais connaître celui de la création d'images (pratima lakshanam).
Vajra : Expliquez-moi le canon de la peinture car celui qui connaît le canon de la peinture connaît celui de la création d'images.
Markandeya : Il est très difficile de connaître le canon de la peinture sans le canon de la danse (nritta shastra), car dans les deux le monde doit être représenté.
Vajra : Expliquez-moi le canon de la danse et ensuite vous parlerez du canon de la peinture, car celui qui connaît la pratique du canon de la danse connaît la peinture.
Markandeya : La danse est difficile à comprendre par quelqu'un qui ne connaît pas la musique instrumentale (atodya).
Vajra : Parlez de musique instrumentale et ensuite vous parlerez du canon de la danse, car lorsque la musique instrumentale est bien comprise, on comprend la danse.
Markandeya : Sans musique vocale (gita), il n'est pas possible de connaître la musique instrumentale.
Vajra : Expliquez-moi le canon de la musique vocale, car celui qui connaît le canon de la musique vocale est le meilleur des hommes qui sait tout.
Markandeya : La musique vocale doit être comprise comme sujette à la récitation qui peut être faite de deux manières, la prose (gadya) et le vers (padya).
On peut ainsi accepter que l'image du joueur de harpe puisse être celle du roi Suryavarman II et peut-être aussi comprendre que nulle autre harpe ou instrument à cordes, dans le contexte d'une Danse de Shiva, ne soit représentés ailleurs à Angkor Vat. Certes, une autre harpe (présentée plus bas) est bien représentée, mais dans un tout autre contexte, lequel a probablement échappé à la vigilance des contremaîtres tant les images connexes semblent dévoyées (mais ceci n'est que notre opinion).
Les contours de la caisse de résonance naviforme sont typiques des harpes angkoriennes. Le pied de stabilisation de l'instrument est clairement visible à l'avant de la caisse de résonance, à l'image des harpes de l'époque du Bayon. Ce simple détail prouve que le sculpteur connaissait parfaitement la structure de l'instrument, a contrario des sculpteurs des autres piédroits qui se sont contentés de représenter les instrumentistes à cordes en position de jeu, mais pas les instruments.
Le sommet du manche semble surmonté d'une tête d'oiseau. De telles représentations sont, aujourd’hui encore, courantes chez les Karen du Myanmar et de Thaïlande. Les cordes et le dispositif d'attache au manche ont été esquissés par l’artiste au crayon noir et préservés jusqu'à ce jour. Cette tête d'oiseau ne semble pas pouvoir être confondue avec une tête de Garuda, même si elle est simplement suggérée. Lorsque l'on observe l'environnement de la seconde harpe trouvée à Angkor (présentée ci-après), il semble impossible qu'il puisse y avoir une quelconque confusion des genres. Certes l'époque d'Angkor Vat est différente de celle du Bayon, mais dans l'état actuel de nos connaissances, les harpes à tête de Garuda étaient réservées à des usages de divertissement ou de rituels impliquant des bouffons.
Au Myanmar et en Thaïlande vivent les Karen. Ils jouent des harpes à tête d'oiseau. On peut les voir et les écouter dans notre film “Mystères de la harpe khmère” (Timecode 5:09)
Pour aller plus loin dans l’analyse de cette représentation de la harpe d'Angkor Vat, confrontons-la à la Danse de Shiva du Sanctuaire U du temple de Preah Pithu.
La construction générale de la scène et les personnages présentent des similarités : Shiva, au registre supérieur, se tient sur son pied droit ; ses dix bras demeurent dans la même position. Au pied du dieu, à gauche, Brahma, et à droite, Vishnu. Brahma tient une fleur de lotus fermée dans sa main droite supérieure. Sa main gauche est invisible. Ses deux mains inférieures sont réunies l’une au-dessus de l’autre tandis que celles de Vishnu sont disjointes. Les doigts de la main gauche de Brahma sont légèrement repliés tandis que ceux de Vishnu sont étendus. L’un des deux joue peut-être des cymbalettes, mais elles ne sont pas représentées. Au registre inférieur, Ganesha a les mains dans la même position que celles de Brahma, mais avec mains droite et gauche inversées. Parmi ses trois personnages, aucun n’a une position de jeu de cithare ou de racle. Peut-être frappent-ils dans leurs mains ?
Quelles nouvelles informations apporte cette représentation ?
L'absence claire d'ensembles de musique à cordes à Angkor Vat pose question. On sait, par l’épigraphie des temples du groupe de Roluos, au IXe siècle, que la musique était jouée par les femmes dans les temples. De même, l’iconographie de plusieurs temples des XIIe-XIIIe siècles montre des musiciens et musiciennes à cordes (Bayon, Banteay Chhmar, Banteay Samrè notamment). Alors où se cachent-ils/elles ? Nous proposons une approche de cette problématique dans la rubrique “Les orchestres à cordes à Angkor Vat”.
Cette première découverte nous avait à ce point réjouit que nous n'avions pas imaginé trouver une seconde harpe à Angkor Vat ! Mais notre opiniâtreté, après tant d'années à arpenter les galeries du temple, s'est avérée récompensée le 15 mai 2020. Tandis que le monde entier se confinait à cause de la pandémie de COVID-19, le Cambodge laissait ses habitants libres de vaquer puisque le fléau était ici maîtrisé. De plus, les touristes étrangers avaient déserté le pays, laissant planer un incroyable silence sur le parc archéologique d'Angkor, ce qui était favorable à nos recherches… C'est donc dans ce contexte qu'une seconde harpe est aujourd'hui révélée, provenant elle aussi d'un piédroit de porte. Nous tenons toutefois à rendre hommage à notre amie Œil-de-Garuda qui nous accompagnait ce jour-là et dont la vue perçante n'est pas étrangère à cette découverte. Son œil fut tout d'abord attiré par l'étrangeté d'une scène au-dessus de la harpe : des personnages qui se livrent à un jeu de jonglerie et d'équilibriste, mais dont nous ne comprenons pas encore les tenants et aboutissants. Retenons toutefois l'idée d'un jeu connu à l'époque angkorienne. (Toute information utile au décryptage de cette scène est la bienvenue. Le détourage et la colorisation sont donnés ici à titre provisoire puisque tous les éléments de la scène ne sont pas compris). D'autres médaillons adjacents impliquant des singes en train de “jouer” se relient à cette scène, mais ils sont tellement obscurs quant à leur contenu, que nous limiterons notre publication à cette dernière.
Le manche de la harpe représentée dans ce médaillon est surmonté d'une tête de Garuda. Ce type d'instrument n'était, jusqu'à ce jour, connu qu'à la période du Bayon sous le règne de la Triade (Jayavarman VII, Jayarajadevi et Indradevi), soit fin XIIe - début XIIIe siècles. On trouvera tous les détails sur la harpe à tête de Garuda en cliquant ici. Aussi, nous pouvons désormais reculer d'environ un siècle l'apparition de ce type de harpe. Rien d'étonnant lorsque l'on sait qu'Angkor Vat est dédié à Vishnu et que le véhicule de ce dieu est Garuda.
La sculpture ne nous apporte en revanche aucune information fiable sur la technologie de l'instrument. Ce qui est en revanche important, c'est la relation probable entre la scène de la harpe et celle au-dessus. En effet, nous avons récemment démontré que durant la période du Bayon, le jeu de la harpe à tête de Garuda était associé aux représentations artistiques profanes (scène du Cirque du Bayon notamment) et aux représentations mettant en scène des bouffons. Or nous constatons ici que c'était déjà le cas un siècle auparavant.
Devant la harpe se tient un personnage incliné, un genou à terre et les mains jointes. Entre ce dernier et la harpe se trouve un objet non identifiable. Peut-être ce personnage fait-il partie de la scène située au-dessus. Elle rappelle la cérémonie de sampeah kru que les artistes khmers effectuent avant chaque représentation d'art scénique.