MAJ : 22 novembre 2023
Au Cambodge, certaines communautés de moines bouddhistes réalisent des rituels aux vertus thérapeutiques. L’un d’eux, le “rappel des pralung” — “Hau Pralung” (ហៅព្រលឹង, hao prɔ.lɔŋ) — est célébré pour deux occasions : l’ordination d’un moine bouddhiste et dans le cas où une maladie s’éternise. Cette étude porte sur ce second cas.
Nous avons concentré notre étude autour d’une série de cérémonies célébrées dans un seul monastère. La philosophie générale demeure la même dans les autres monastères, seule la forme diffère.
Nous avons abordé cette étude à la fois en tant qu’ethnomusicologue et guérisseur. Il ne s’agit donc non pas uniquement d’une démarche scientifique, mais d’un véritable partage de la croyance des Khmers, fruit de notre expérience personnelle.
Afin d’assurer une parfaite compréhension de notions parfois absconses en Occident, les “Cambodgiens” sont les sujets de la Nation cambodgienne. Ils se composent de diverses “ethnies” : les “Khmers”, majoritaires et traditionnellement bouddhistes même si certains d’entre eux sont désormais chrétiens, et un certain nombre d’autres groupes, minoritaires au plan national, parfois majoritaires au plan local (Jarai, Kreung, Bunong…), animistes pour la plupart avec des poches bouddhisées ou christianisées, les Chams musulmans, des Sino-Khmers émigrés depuis longtemps, des Chinois, etc.
Si ce rituel a déjà fait l’objet de quelques publications (voir Bibliographie en fin de page), cette recherche analyse les ingrédients matériels et immatériels contribuant à son efficacité.
Il convient de définir préalablement les deux termes qui nomment le rituel “Hau Pralung”.
> Pralung ព្រលឹង. Les divers auteurs le traduisent par “âme”, “souffle vital” ou “esprit vital”. Toutefois, comme
aucune traduction n’est véritablement satisfaisante, nous avons préféré conserver le terme générique. Selon la croyance, les Khmers possèdent dix-neuf pralung. Mais personne ne sait expliquer ce nombre, à la fois mathématiquement premier et singulier par la rareté de son usage.
Selon nous, il pourrait être lié au système de comptage traditionnel des Khmers qui permet, sur une seule main et avec une seule main, de compter jusqu’à dix-neuf, soit quatorze phalanges plus
cinq extrémités digitales. Toujours selon la croyance, la maladie physique ou psychique est due à l’éloignement d’un certain nombre de ces pralung,
sans que quiconque ne sache les identifier ni les dénombrer. La notion de pralung n’est pas l'exclusivité des humains : tous les êtres (animaux, plantes) vivent précisément parce qu’ils possèdent des pralung.
Les Khmers assurent leur subsistance en cultivant le riz, une plante dont le “corps” contient lui aussi dix-neuf pralung. Les maisons et les objets importants à la vie des Khmers sont eux aussi habités par des pralung, incorporés au cours de cérémonies spécifiques.
> Hau ហៅ. Littéralement “rappel”. Puisque les âmes éloignées sont à la source des maux, il convient de les
rappeler afin qu’elles réintègrent le giron du malade, c’est-à-dire à la fois son enveloppe corporelle et son environnement.
Le texte du rappel des pralung, chanté tout ou partie lors des rituels éponymes, cite à trois reprises l’existence de dix-neuf pralung, mettant par la même occasion en lumière la manière dont la santé physique et psychique est comprise chez les Khmers. Selon la croyance, lorsqu’une personne est malade, c’est qu’une partie de ses pralung s’est échappée. Si la personne est morte, c’est que les dix-neuf pralung s’en sont allés. Ce point est corroboré par le texte puisque le patient vit une mort symbolique avant de renaître. Voici les trois extraits concernés :
« Voici pourquoi mes mantras sacrées et efficaces vous attirent, vous tous les dix-neuf pralung de ce corps, tous les pralung indolents qu’on a confiés aux arakh អារក្ស de divers lieux, qu’on a enlevés pour garder dans divers villages et rizières. »
« Mon appel prend fin, ô dix-neuf pralung, revenez tous ensemble, débarrassés de souffrance, de danger et de malheur. »
« En ce jour précis, qui est un jour propice, d’extrême félicité, arrivent les dix-neuf pralung qui regagnent leur demeure. »
Chrétiens et bouddhistes ont des approches différentes de la souffrance : les premiers conçoivent que les progrès individuels sont le fruit de la souffrance qu’il faut traverser. Les seconds s’attachent à donner aux individus les moyens de la combattre sans considérer qu’elle soit une source de progrès.
Selon la croyance toujours, l’éloignement des pralung a lieu à des moments-clés de la vie d’un individu : mise en danger (grand stress ponctuel), transition importante d’une situation à une autre (stress existentiel). Des expressions populaires indiquent cette relation entre un état de santé mental ou physique modifié par rapport à la normale et l’éloignement tout aussi subit des pralung. Il s’agit, dans le cas d’un stress subit, d’une réaction tout aussi immédiate des pralung : certains s’éloignent sur le champ. Dans le cas d’un évanouissement, les Khmers estiment que les dix-neuf pralung s’éloignent temporairement. Ainsi, toute souffrance psychologique ou physique, tout stress modifiant l’état normal de l’individu, sont dus à l’éloignement des pralung. Durant leur voyage, ils risquent de s’égarer et de se faire capturer sans pouvoir retrouver le chemin du retour, ce qui ajoute au stress de l’individu. C’est précisément le rôle du rituel dont il est ici question de les inviter à revenir.
La maladie mentale appréhendée par l’Occident à travers diverses pathologies telles la schizophrénie, la dépression ou la bipolarité, est qualifiée par un unique terme khmer, chhkuot ឆ្កួត, signifiant “possédé par les démons”.
En cas de maladie, les Khmers recourent préalablement à l’automédication, basée sur des pratiques traditionnelles magico-religieuses et des préparations à base de plantes et/ou substances animales. En cas d’échec, ils s’en remettent à deux types de personnages extérieurs à la famille :
En milieu urbain, les Khmers recourent de plus en plus à la médecine occidentale à travers l’automédication allopathique et la consultation médicale privée ou hospitalière. Le recours au rappel des pralung intervient lorsque le patient a épuisé tout ou partie de ces recours de manière infructueuse.
Si le rappel des pralung se déroule dans de nombreux monastères bouddhiques à travers le Cambodge, cette étude porte sur un rituel qui se déroule presque quotidiennement au monastère de Vat Trach, situé dans le district de Bakong, province de Siem Reap. Il est bâti dans le site archéologique de Chaw Srei Vibol où se trouvent plusieurs édifices hindous du début du XIe siècle. La zone géographique où il se situe a été constamment peuplé depuis le IXe s. alors que les autres zones angkoriennes ont vécu de profondes crises numériques de peuplement. Ce monastère est quelque peu éloigné des zones villageoises. Il se trouve dans une zone protégée par l’Autorité APSARA, gestionnaire des temples angkoriens. L’ambiance y est particulière. Le moine principal semble être là depuis la fondation ! Des paons, des coqs et des oies déambulent sous le bâtiment dédié aux rituels. Des cages à oiseaux sont accrochées aux murs. Un calao en liberté pointe de temps en temps le bout de son bec. Chiens et chats déambulent librement dans cet univers chaotique où rien ne semble jamais avoir été rangé depuis les origines. Il s’en dégage une incroyable sensation de “bout du monde” qui, disons-le d’emblée, contribue à l’efficacité du rituel. S’y rendre représente déjà un effort qui souligne la volonté de guérir pour celui qui fait la démarche.
La cérémonie est initialisée après que le patient a pris rendez-vous avec les moines. Le matin de la cérémonie, les religieux et une équipe de femmes laïques préparent des offrandes, certaines communes à la plupart des cérémonies bouddhiques, d’autres spécifiques, comme les figurines de pâtes de riz ou l’escalier en feuille de palmier.
Afin de faciliter notre communication, nous parlerons, tout au long de cette étude, de “patient” pour désigner la personne qui se soumet au rituel. Par ailleurs, pour tenter de prouver l’efficacité du rituel par-delà l’attachement culturel, nous avons suivi à la fois des Khmers et des Occidentaux qui ne parlent pas la langue et sont détachés sur le plan religieux. La bienveillance de l’équipe logistique de laïques a permis, par une gestuelle appropriée, de remédier efficacement à la mécompréhension de la langue.
Selon la croyance khmère, l’individu fait partie d’un Tout cosmique interdépendant composé du monde vivant (humains, animaux, végétaux, minéraux), de divinités (bouddhiques, brahmaniques, mixtes), d’entités spirituelles de diverses natures (animistes : bienfaisantes, maléfiques, ambiguës) et d’objets “vivants” (statues et objets investis de pralung insufflés au cours de cérémonies spécifiques). Si la vitalité de l’un d’entre eux vacille, le Tout s’en trouve affecté.
Pour comprendre la stratification des entités spirituelles du rituel du rappel des pralung, il nous faut remonter le temps. Originellement, avant la pénétration du brahmanisme et du bouddhisme au Cambodge vers le premier siècle de notre ère, il n’existait que deux blocs interdépendants : d’un côté la famille polynucléaire vivant dans un espace civilisé constitué d’habitations et d’un espace cultivé, de l’autre, la nature sauvage avec ses entités spirituelles. L’interdépendance s’exerçait entre ces deux blocs. Le bloc civilisé a très certainement connu un niveau villageois primaire, mais de moindre importance par rapport à ce que nous connaissons aujourd’hui. De telles structures et pratiques perdurent dans les régions frontalières du Cambodge, du Laos et du Vietnam chez les minorités ethniques animistes non-bouddhisées.
Avec le développement du brahmanisme, aux alentours du VIe siècle de notre ère, de petits royaumes, puis un véritable empire, l’Empire khmer proprement dit, composent une interdépendance sociétale concentrique dont le cœur est la cour royale (de religion brahmanique puis bouddhiste sous le règne de Jayavarman VII, fin XIIe début XIIIe s.). La cour englobe les communautés villageoises puis, hiérarchiquement, les familles et les individus. À partir du XIVe s., le clergé bouddhique theravādin s’infiltre dans le monde spirituel existant puis devient la religion principale du pays jusqu’au temps présent. Mais pour pénétrer la société khmère de l’époque, le bouddhisme theravāda a dû faire montre d’ingéniosité. Avant le XIVe s., les cours royales successivement hindoues ou bouddhiques avaient probablement peu d’emprise sur les populations éloignées du palais qui vivaient au cœur de la forêt primaire. Ces populations étaient animistes. Le clergé bouddhique a donc dû prendre l’ascendant sur les rites de mariages, les initiations, les funérailles et les cérémonies à l’attention des entités spirituelles originelles… Il semblerait que l’apport de connaissances nouvelles en relation avec la mort et la vie après la mort ait été décisif dans la réussite de leur entreprise. Toutefois, même si le bouddhisme theravāda est parvenu à unifier les villageois khmers autour du Bouddha, il ne put prodiguer un enseignement à tous les individus. C’est pourquoi, il a été contraint de laisser un minimum de perméabilité aux croyances locales en les incorporant aux rituels bouddhiques, offrant de facto une continuité à l’existant. C’est le cas du rituel du rappel des pralung.
Il convient de considérer deux approches du bouddhisme : l’approche monastique, philosophique, dans laquelle les moines reçoivent un enseignement des textes, et l’approche populaire religieuse, utilitaire, dans laquelle le Bouddha est vu comme une divinité venue s’ajouter à un existant originel animiste et brahmanique.
Les Khmers font des rituels à divers niveaux : individuel, familial et villageois. Certains d’entre eux, concernant tous les Khmers, sont réalisés par les autorités religieuses du Palais royal à Phnom Penh. À tous les niveaux, les rituels mêlent animisme, bouddhisme et éléments symboliques appartenant au brahmanisme puisque la cour royale continue d’entretenir une escouade de brahmanes ainsi que le faisait déjà le premier grand roi bouddhiste Jayavarman VII, fin XIIe début XIIIe siècles. Les rituels khmers sont à la fois endogènes (animistes) et exogènes (bouddhisme venu de l’Inde, cérémonie royale du Sillon Sacré d’origine chinoise). Les croyances khmères sont perméables à tout ce qui peut rendre la vie plus aisée, avec tous les travers que cela implique. Citons notamment Mammon (ou son équivalent khmer de la richesse !) devenu la “divinité” à laquelle les Khmers vouent désormais le plus clair leur vie.
Cherchons maintenant à comprendre comment fonctionne le rituel sur le plan énergétique et neurologique. Nous allons brièvement analyser les ingrédients susceptibles de conduire le patient dans un état modifié de conscience (EMC) à la lumière des savoirs occidentaux sur le sujet.
L’hypnose est un état d’évasion temporaire du quotidien tangible. On sait que pour y parvenir, chaque individu a besoin de stimuli différents. Dans les pratiques occidentales, une première rencontre entre le thérapeute et le patient est généralement nécessaire afin de faire connaissance et d’élaborer une stratégie liée à la personnalité du patient et la nature de sa problématique. Au Cambodge, les moines ne connaissent du patient que son nom (à la dernière minute, lorsqu’ils doivent l’évoquer) et sa date de naissance afin de déterminer la date opportune pour le rituel et la nature des figurines de pâte de riz à confectionner, dépendantes de l’horoscope. C’est donc sur un autre plan qu’il faut chercher une réponse. Nous pensons que tous les ingrédients du rituel contribuent, avec une certaine variabilité, à conduire le patient vers un EMC.
Sur le plan physique, le patient est diversement impliqué dans le rituel. Sa position varie : à genou, assis sur les talons face aux moines, couché, prosterné, assis au sol les jambes repliées ou allongées.
1. Au début de la cérémonie, le patient, à genoux et assis sur les talons, tient un bol empli de sable et piqué de bâtons d’encens. Il s’agit d’un cetiya, objet rituel courant dans les pays du bouddhisme theravāda. Au Cambodge, les cetiya sont réalisés lors du Nouvel An Khmer et à d’autres moments pour obtenir, entre autres, le pardon pour le karma passé. Le moine prononce des paroles (une forme du mea culpa chrétien) : « Je fais un cetiya de sable, pour la troisième fois, permettez-moi, de la part des cetiya du monde, de faire un cetiya de sable ; permettez-moi, j’ai été négligent dans mon karma corporel, mon karma verbal, mon karma mental… Je m’incline, jusqu’au Nirvana ! ».
2. Le patient se couche pour mourir symboliquement dans son ancienne vie et “renaître” dans une nouvelle existence.
3. Le patient est ensuite à genoux, prosterné devant les moines pour un très long moment. C’est une épreuve physique.
4. Le patient est attaché à une sorte de “ring” en tronc de bananier, fabriqué selon ses dimensions corporelles et son horoscope, sur lequel un combat rituel s’engage entre les forces du bien et du mal. Il s'agit d'une forme d'exorcisme.
5. La purification par l’eau clôture la cérémonie. Elle éveille les sens, notamment par sa fraîcheur.
Au cours du rituel, le patient est plongé dans un univers “extra-ordinaire” dans lequel il perd ses repères. Ses six sens (selon l’acception bouddhiste) sont sollicités :
La sollicitation permanente des six sens conduit de manière passive le patient à lâcher le mental et à accéder à un EMC. Les seules actions qui lui sont demandées sont de l’ordre de la position physique : assise au sol sans contrainte, couchée (mort et renaissance rituelles), agenouillée en prosternation avec les mains jointes, puis enfin, assise. En Occident, on peut aisément comprendre qu’un patient non accoutumé à l’hypnose puisse avoir des réticences à lâchez prise lorsqu’il se retrouve par exemple face à un thérapeute méconnu. Ici, le rituel est “opératif”, sans pression, puisque le patient ne s’attend pas à une thérapie hypnotique. De plus, le patient ne se retrouve jamais seul avec un moine, il est entouré de sa famille, d’amis, de moines et d’intervenants laïques. C’est probablement là l’une des clés de la réussite de ce rituel. La démarche hypnotique est induite par le rituel sans que quiconque ne se pose la question de son fonctionnement. Le patient est également rassuré par l’image du Bouddha face à laquelle nul ne pourrait normalement commettre d’acte irrévérencieux. Même pour un non-Khmer, une telle configuration est sécurisante.
Une partie du rituel est consacrée à la mort et la renaissance symbolique du patient ; une effigie en pâte de riz le représentant est déposée dans un cercueil confectionné en tronc de bananier. Le cercueil est fermé puis emporté à l’extérieur pour y être incinéré. Un moment poignant du rituel est celui où le patient est recouvert d’un linceul de tulle blanc. Lors des funérailles, les Khmers revêtent ce type d’étoffe pour honorer leurs défunts. Pour un Khmer, être couché sur le dos (comme un défunt) et revêtu d’un tulle blanc est une expérience impressionnante car porteuse de la symbolique de la mort. L’EMC, à ce moment précis du rituel, pourrait être qualifié de paroxystique.
Avant d’aborder la partie la plus délicate de cette analyse, à savoir les implications mentales et sensorielles du patient, il convient d’analyser les ingrédients immatériels du rituel, essentiellement constitués par des textes psalmodiés et chantés selon diverses techniques.
Deux catégories de textes sont chantées : des textes bouddhiques issus de la tradition theravāda et tout ou partie du texte du rappel des pralung (dans le cas de ce rituel, seul la partie finale du texte, en prose, a été chantée. Voir traduction ci-après). Sur le plan formel, les premiers s’opposent au second. La masse de textes bouddhiques est telle que les moines, dans ce rituel comme dans les autres, chantent avec une grande célérité afin que la cérémonie ne s’éternise pas. Compte tenu de la rapidité de la diction d’une part et du caractère hermétique des textes d’autre part, seules les composantes sonores peuvent opérer sur le plan énergétique et neurologique. Si le sens des textes est opératif, il peut être considéré comme magique ou, selon l’acceptation d’un autre niveau de compréhension, comme une relation réelle avec une ou plusieurs entités spirituelles. D’une manière générale, ce qui échappe à la compréhension est considéré comme magique par les Khmers. S’oppose à la rapidité de la cantillation des textes bouddhiques, la lenteur du texte du rappel des pralung. Il s’agit d’une négociation au cours de laquelle les entités impliquées sont censées comprendre la teneur du propos. Les prières des moines et les incantations des femmes laïques créent un cocktail sonore de nature à plonger le patient dans un EMC.
En résumé, d’un côté, les textes bouddhiques ont pour objectif de purifier l’enveloppe du patient et son environnement, de l’autre, le texte du rappel des pralung invite ces derniers à revenir dans ce corps et cet espace purifié.
Tentons d’analyser la structure et la symbolique formelle du texte d’après la traduction d’Ashley Thompson, même si tout le texte n’est pas chanté dans le cadre de ce rituel. La première partie du texte, poétique, est organisée selon un canon dans lequel les vers et les mots sont liés par divers procédés techniques. Il y a à la fois de la rime, du rythme, des allitérations, de l’emphase et, d’une manière globale, une construction en forme de mandala en trois dimensions partant du sommet (les Trois Joyaux) pour aller en tournant en pradakṣiṇa (sens des aiguilles d’une montre) jusque dans les tréfonds du monde en passant par les divinités brahmaniques, bouddhiques, mixtes et animiste. Ce texte est hindou-bouddhique par sa structure (mandala), hindou-bouddhique et animiste par son contenu.
Quel est le rôle du mandala ? Le mandala permet la vie tout en luttant contre l’entropie naturelle. Concevoir un mandala, physiquement ou comme ici virtuellement, c’est garantir l’équilibre. Nous savons aujourd’hui que l’Univers est en expansion et que le mouvement probable qui suivra cette expansion sera une contraction. Ce principe est déjà mentionné par les Vedas, les textes sacrés de l’hindouisme depuis environ 3 500 ans. Cette expansion est considérée comme entropique. Pour les Khmers, la maladie est un désordre, un éloignement dangereux des pralung. Le rituel du rappel des pralung a pour objectif de contrecarrer ce phénomène. Ce que l’Occident nomme “maladie-guérison” est considéré par les Khmers comme une “expansion-contraction” ou encore une “entropie-néguentropie”. Le rappel des pralung est donc un rituel néguentropique utilisant, entre autres, les propriétés du mandala pour ramener l’harmonie énergétique et sociétale. Ajoutons à ce foisonnement, la beauté du chant pour laquelle le moine ne ménage pas ses efforts.
Nous publions ici la traduction de l'intégralité de la partie en prose du chant du “rappel des pralung” chantée en smot par le moine du Vat Trach.
“Om srūp mahā srūp, le Maître me charge de vous arracher des sommets des montagnes, ô petits pralung.
Le Maître me charge de vous attirer, ô grands pralung réfugiés dans les grands arbres.
Le Maître me charge de vous arracher des mains des esprits arakh.
Le Maître me charge de vous extraire des forêts.
Le Maître me charge de vous extirper des mains des esprits arakh et des sorciers dhmap.
Le Maître me charge de vous attirer, ô pralung enfouis sous les rochers.
Le Maître me charge de vous attirer, ô pralung enterrés sous les chemins des khmoc.
Le Maître me charge de vous attirer, ô pralung emprisonnés dans les nouvelles marmites-à-riz.
Le Maître me charge de vous attirer, ô pralung cachés aux bords des rivières et des étangs.
Le Maître me charge de vous attirer, ô pralung confiés aux esprits arakh dans les buttes, les villages, les crevasses et les rochers.
Le Maître me charge de vous attirer, ô pralung enfouis dans les trous de grenouilles et de crabes.
Le Maître me charge de vous poursuivre et de vous attirer, ô pralung, des eaux et des océans.
Voici pourquoi mes mantras sacrés et efficaces vous attirent de ce corps, ô vous les dix-neuf pralung indolents confiés aux arakh de divers lieux, enlevés pour garder villages et rizières.
Le Maître me charge de vous extirper des mufles des bœufs et des buffles, des bouches des poissons et des gueules des fauves, des becs des rapaces, des hiboux, des chouettes et des effraies.
Le Maître me charge de vous extirper de ce malade, ô pralung.
Om siddhi svahah, écoutez mes commandements, moi qui suis le maître.”
Le rappel des pralung repose sur des ingrédients matériels et immatériels endogènes communs à la plupart des cérémonies du bouddhisme theravāda (offrandes, cantillation de textes bouddhistes sacrés, bénédictions avec de l’eau lustrale…) mais aussi sur des éléments exogènes propres à ce rituel (cantillation du texte du rappel des pralung, confection de figurines en pâte de riz, d’une échelle permettant aux pralung de redescendre dans le monde matériel, divination, etc.
La mixité des langues, des vocabulaires et des prononciations est également un élément de syncrétisme important. Deux langues et plusieurs niveaux de langages sont utilisés dans le rituel :
Dans l’univers des croyances khmères, plus un rituel est complexe, plus les langues chantées ou parlées sont incompréhensibles, plus il est empreint de magie et plus il est efficace. Aussi, d’un point de vue endogène comme exogène, ce rituel peut être qualifié de “magique” faute de compréhension de la totalité des aspects fonctionnels. Retenons l’une des définitions du mot magie : « Art de produire, par des procédés occultes, des phénomènes inexplicables ou qui semblent tels. »
Alors s’il y a magie, comment opère-t-elle ? Affirmons-le comme un postulat : la magie fait partie du rituel. La description des procédés magiques pourrait faire l’objet un article indépendant. Nous nous contenterons donc d’en mentionner quelques-uns. Il y a, dans la notion de magie, celle de tromper le conscient. La médecine occidentale parlera d’effet “placebo”. Pour nous, la démarche “placebo” est une méthodologie permettant au patient de mobiliser ces ressources internes de guérison par un élargissement de son champ de conscience, notamment grâce à l’EMC dans lequel le plonge le rituel. Ce dernier est induit par le cocktail composé de chants, de mantras, d’incantations, d’offrandes, de bénédictions, etc. Si les techniques hypnotiques occidentales s’adaptent à chaque patient, ici le rituel offre un large champ de stimuli dans le lequel chacun est censé trouver une voie.
Puisqu’il s’agit d’une cérémonie bouddhiste, l’entité principale est le Bouddha auquel tous les protagonistes sont reliés par un fil de coton. Il est l’entité la plus récente par ordre d’arrivée dans les coutumes du Cambodge, puisque le développement du bouddhisme theravāda date seulement du XIVe s. Il est matérialisé par une statuette ou un dessin ainsi que par une figurine en pâte de riz confectionnée par les moines pour l’occasion. On trouve ensuite des personnages légendaires issus de l’hindouisme et des entités animistes, elles aussi matérialisées par des figurines en pâte de riz.
Les entités invoquées tout au long du rituel se sont agrégées au fil des siècles du fait de la perméabilité intellectuelle des Khmers et, disons-le sans ambages, de leurs nécessités vitales, dans un échange gagnant-gagnant. Au Cambodge, trois univers spirituels se côtoient : le bouddhisme theravāda, l’hindouisme venu de l’Inde dès les premiers siècles de notre ère et l’animisme originel. Le rituel du rappel des pralung est un concentré de culture qui plonge ses racines dans l’Inde des textes bouddhiques (-2 500 ans), des Vedas (-3 500 ans) et dans les tréfonds de la religion des origines des proto-Khmers (animisme, non datable) ; il a été modelé au fil des siècles par des adaptations, agrégations et interpénétrations des pratiques anciennes et émergentes.
L’ancienneté du rituel et la diversité des entités lui confèrent un pouvoir d’attraction qui amène cette remarque : « S’il n’était pas efficace, il aurait disparu ». Les offrandes faites aux entités spirituelles fastes et néfastes sont les mêmes depuis des siècles. Les entités invoquées par les moines sont bienveillantes et agissantes, tant du point de vue de la croyance que de la réalité spirituelle elle-même.
Le texte du rappel des pralung manie avec emphase les formules de respect, indépendamment de la nature des entités. Elles ne sont pas sans rappeler les longs préambules protocolaires des colloques et réunions formelles au Cambodge contemporain ! Selon certains chercheurs, ce texte remonterait aux XVIIe-XVIIIe s. Pour notre part, nous pensons qu’il existait une forme du rappel des pralung antérieure au bouddhisme theravāda puisque des ethnies animistes de la région pratiquent ce type de rituel thérapeutique. Le texte est une habile négociation entre le moine et les pralung. Voici, pour exemple, quelques vers extraits du texte, (d’après Ashley Thompson) :
« À vous, les quatre puissants rois aux exploits extraordinaires, jouissant du bonheur parfait du paradis et de la souveraineté, j’ose solliciter votre amitié bienveillante. »
« Le grand Parameshvara me commande de méditer sans discontinuer. Pour vous j’éprouve de l’amour. »
« La famille vous attend avec impatience et vous rappelle, pralung. Revenez donc ; au lieu de vous en aller dans ces forêts, venez vivre avec tous les vôtres. »
« Ô mes chers, il y a des tigres, des rhinocéros énormes et féroces ; il y a aussi des éléphants et des lions, des panthères et des tigres royaux. »
Comme c’est toujours le cas dans la diplomatie internationale, le texte invoque les entités selon un ordre hiérarchique établi. Il s’agit ici, puisque le pays a été hindouisé et bouddhisé depuis le début de l’ère chrétienne, d’une organisation hiérarchisée en forme de mandala en trois dimensions.
Par-delà son objectif thérapeutique, le rappel des pralung est un texte prophylactique au sens large. Il met en garde contre les dangers de la nature tangible (animaux, végétaux, minéraux) et de ses créatures intangibles (esprits malins, démons). Il est aussi, en quelque sorte, un recueil des troubles comportementaux humains. Si c’est le rôle du conte de relater les fantasmes originels, schèmes primordiaux organisateurs du psychisme véhiculés de génération en génération, ce texte pourrait bien être, à l’origine, un conte. La structure même du poème versifié avec rimes, rythmes, emphase ou répétitions n’est pas sans rappeler les contes et légendes des minorités proto-khmères des confins frontaliers du Cambodge, du Laos et du Vietnam. Les techniques hypnotiques de l’Occident utilisent des contes personnalisés pour parvenir à leurs fins ; or ce conte “généraliste” pourrait poursuivre le même objectif, même s’il demeure partiellement incompris des patients.
La scénographie du rituel oppose deux mondes : deux groupes face-à-face : les moines, civilisés, forts de leur connaissance des textes sacrés, du texte poétique du rappel des pralung et de l’usage savant du smot // Le patient démuni de ses pralung, donc redevenu “sauvage”, accompagné des femmes laïques à la voix “sauvage”.
Le texte décrit un univers duel, physique et mental avec des oppositions très nettes :
Deux univers sonores s’opposent également :
Les plus caractéristiques sont les animaux sauvages qui autrefois (avant la révolution des Khmers rouges) peuplaient les forêts primaires ; ils sont dangereux par essence ou par les sons qu’ils produisent : « tigres, rhinocéros, éléphants, lions, panthères, tigres royaux, chats-tigres, ours, bœufs sauvages, buffles, daims, chiens sauvages, singes, loups, chacals, serpents venimeux, sangsues terrestres et aquatiques. » Certains animaux a priori non considérés comme dangereux le deviennent du fait de leur comportement ou de leur nombre : « des oiseaux en grand nombre ; les oiseaux nocturnes, les rapaces, les poules sultanes et les gibbons poussent des cris retentissants, les effraies hurlent. (…) les papillons bruissent le long des forêts profondes ; hiboux et chouettes aux yeux énormes et effrayants. »
Curieusement, le crocodile, symbole de la mort, n’est pas évoqué dans le texte ; peut-être parce qu’il était autrefois le totem des Khmers des plaines et continue de les représenter dans les cérémonies funéraires.
Épines toutes hérissées ; rotins et lianes.
Graviers et sable brûlants.
De nombreuses entités maléfiques sont énumérées tout au long du texte.
Bien évidemment, sont aussi invoquées les divinités spirituelles bienfaisantes appartenant à l'univers hindou-bouddhique. À tout Seigneur tout honneur, le Bouddha Tathagata — dénomination pali du Bouddha Gautama ou Shakyamuni — ouvre le bal puisqu’il s’agit d’un rituel célébré par des bouddhistes. Sont invoqués juste après les Trois Joyaux du bouddhisme : le Bouddha, le Dhamma comprenant tous les enseignements du Maître et le Sangha composé de la communauté bouddhique. Puis viennent les quatre éléments : Feu, Terre, Vent (Air), Eau. Ensuite les trois divinités fondatrices du brahmanisme (Brahma, Shiva, Narayana (Vishnu), auxquelles s’ajoute Indra, le roi des dieux). Puis les tevoda (êtres célestes), le Fils des dieux, les Saints Ermites et enfin Vaishravana (ou Kubera, dieu protecteur de la loi bouddhique et de la prospérité). Viennent ensuite des entités et des divinités appartenant au panthéon brahmanique, que l’on retrouve à la fois dans le Reamker (version khmère de l’épopée du Rāmāyaṇa indien) et dans le bouddhisme theravāda khmer : le roi des Neak (serpent mythique gardien de la Terre et des Eaux), Varuna (Dieu des Eaux et de la Pluie), Rama (Ream en khmer, avatar de Vishnu qui nomme le Rāmāyaṇa/Reamker) et Lakshmana, son frère cadet de Rama qui l’accompagne tout au long de l’épopée. Puis sont invoqués les divinités résidant des lieux mythologiques : le ciel des Trente-Trois (Tāvatiṃsa, ensemble des trente-trois dieux du royaume céleste d’Indra), celle de la forêt de l’Himavanta (forêt mythique entourant la base du Mont Meru, lieu de résidence des nāga, du Garuda et des kinnara), des grottes, des airs, des eaux et du ciel. Histoire de n’oublier personne, sont invoqués « tous les êtres supramondains, tous les saints, les “divinités débordants de vertus”. »
Sont ensuite invoqués les dix directions (décrites dans le Sutra du Lotus), les seize paradis de Brahma et les huit orients. La notion de direction caractérise l’une des facettes de la pensée khmère. Aujourd’hui encore, même dans le tissu urbain, les Khmers connaissent parfaitement les orients. L’un des référents directionnels est l’Est, indiqué par l’entrée des temples bouddhiques. À l’époque brahmanique, puis dans le bouddhisme spécifique du roi Jayavarman VII bâtisseur des temples de l’époque dite du Bayon, chaque direction était gardée par une divinité. En préambule, le texte invoque les “divinités de tous les points cardinaux” puis chacune d’elle est invoquée particulièrement. L’invocation se fait en pradakṣiṇa, c’est-à-dire dans les sens des aiguilles d’un montre, sens processionnel dans les temples hindous. Il est le sens de la course du soleil, ici confirmé par la première évocation de la divinité de l’Est, orientation de la vie chez les Khmers. Notons que toutes les temples bouddhiques s’ouvrent à l’Est, à l’image des temples hindous, à l’exception du temple d’Angkor Vat, ouvert à l’Ouest, et considéré à ce titre comme un “temple funéraire”. Cette évocation en pradakṣiṇa fait donc de ce texte un hymne à la vie.
Sont ensuite invoqués les rois des orients intermédiaires : « À vous, les quatre puissants rois aux exploits extraordinaires, jouissant du bonheur parfait du paradis et de la souveraineté, j’ose solliciter votre amitié bienveillante ».
Puis viennent d’autres divinités directement liées à la climatologie et la production du riz.
Sont également invoquées les personnages et divinités du Reamker
Sont également invoquées les divinités intégrées au bouddhisme
Etc…
Les interventions du moine-chanteur et des femmes laïques se caractérisent aussi par le fond. À travers le texte, le religieux négocie, comme nous venons de le voir, avec diverses forces spirituelles de l’Univers : le Bouddha, les divinités brahmaniques, les entités animistes et les pralung afin qu’aucun d’eux ne perde la face, exigence primordiale de toute négociation en Asie ! Le moine est seul face à l’Univers et ses dangers. D’un côté, il utilise un vocabulaire riche et choisi pour louanger les divinités ; de l’autre il met en garde les pralung contre les dangers de la nature : lieux obscurs, entités malfaisantes, animaux sauvages, végétaux épineux, minéraux brûlants… Cette énumération méticuleuse n’est pas sans risque pour lui car chaque élément porteur de vie (animal, végétal, minéral) et chaque entité spirituelle, est chargé d’une énergie vitale qui pourrait se retourner contre lui. Voilà une des raisons pour laquelle nombre de moines, et notamment celui qui chante dans ce rituel, sont tatoués de symboles de protection magique. Les prières bouddhiques et les mantras (souvent inaudibles) chantés avant et après le rappel des pralung contribuent, en dehors de leur efficacité rituelle, à protéger les moines eux-mêmes.
La nature des voix des femmes laïques est tout à fait singulière. Nous ne connaissons pas d’autres exemples, en Asie du Sud-Est, de paroles exprimées à la fois avec une telle puissance et une telle hauteur. Chaque début de phrase commence brièvement en voix de poitrine pour passer instantanément en voix de tête. La voix de tête permet d’obtenir une grande puissance sonore et une grande hauteur sans meurtrir les cordes vocales. Elles exhortent, de manière répétitive, les pralung à revenir.
La négociation ne se limite pas au sens des mots. La mélodie touche le cœur des Khmers (mais aussi des Occidentaux impliqués, selon leur témoignage). Au cours de la cantillation du texte du rappel des pralung, la voix du moine et celle des femmes se complémentent habilement dans la forme :
L’opposition des deux formes crée alternativement calme et tension. Le calme se caractérise par l’émanation d’une énergie apaisante (ralentissement du rythme cardiaque, apaisement du mental, ouverture du champ de conscience). Les voix des femmes contribuent quant à elles à sortir les protagonistes de cette torpeur. Cette sollicitation cérébrale n’est pas sans rappeler les bains écossais utilisés dans les SDRC (Syndrome Douloureux Régional Complexe) où alternent eau chaude et eau froide afin de tromper le cerveau et lui faire oublier la douleur.
L’Humanité a depuis longtemps conscience que le son possède un pouvoir sur le vivant, les entités spirituelles et le cosmos. Les chamanes sont probablement les acteurs du monde de la communication spirituelle qui sont allés le plus loin dans la maîtrise sonore : jeu de tambours, de hochets, de guimbardes, voix, etc.
Dans le cadre de ce rituel, le moine met toutes les chances de son côté pour appeler et séduire les pralung. Il ne ménage pas ses efforts. À l’opposé, la hauteur de voix des femmes laïques tranche littéralement avec celle du moine ; il s’agit là plus d’une injonction que d’une négociation.
Les deux techniques vocales utilisées à la fois par le moine et les femmes laïques pour appeler les pralung peuvent être confronter aux dimensions acoustiques des anciens orchestres martiaux angkoriens. En effet, le message doit parvenir aux confins de l’univers physique des hommes : forêts denses, fond des grottes, océan… Or, la propagation sonore est sensible à l’environnement. Là où les sons graves pénètrent, les aigus s’estompent, et vice-versa. Les orchestres de guerre figurés sur les bas-reliefs historiés des grands temples angkoriens (Angkor Vat, Bayon, Banteay Chhmar) sont constitués d’instruments couvrant un large spectre sonore, depuis le grand tambour sur cadre au son grave, jusqu’aux cymbales de bronze aux riches harmoniques aiguës, en passant par les trompes, longues et courtes, les conques et les tambours de tailles intermédiaires aux sons fixes ou variables. Sur le plan acoustique, nous trouvons donc ici des analogies avec la voix grave du moine, à la diction lente, et les voix aiguës des femmes laïques, à la diction rapide. En Asie du Sud-Est, plus le son d’un instrument est grave, moindre est le nombre de notes émises dans un temps donné et inversement pour les instruments aigus. On remarquera le portamento ascendant des femmes, au moment où elles commencent à chanter ; il leur permet de passer de la voix de poitrine à celle de tête. Le tambour en forme de sablier thimila offrait cette fonctionnalité à l’orchestre de guerre. L’autre analogie possible entre ces voix et l’orchestre est le message porté. En effet, l’orchestre de guerre galvanisait les soldats et leur envoyait des messages. Les femmes ne poussent pas des cris, elles appellent les pralung en langue khmère courante. Autre analogie, les orchestres de guerre, en première ligne, avaient pour objectif de nettoyer le chemin de toutes les entités néfastes (une telle pratique est toujours active dans le bouddhisme vajrayāna des Newar de la vallée de Kathmandu). Les puissantes voix des femmes cherchent à impressionner les entités spirituelles qui pourraient être tentées de capturer les pralung, en plus d’invectiver ces derniers et les inciter à revenir.
Ce rituel a donc pour objectif de ramener les pralung évadés dans le “giron” du patient. Nous utilisons ici ce terme large car l’individu fait partie du Tout et ses pralung personnels débordent le strict cadre de sa seule enveloppe corporelle. Nous pouvons observer que le texte poétique lui-même (qui n’est pas chanté dans le cadre de ce rituel afin de raccourcir le temps cérémoniel) a une structure d’interdépendance des vers entre eux et des strophes entre elles. S’il existe diverses raisons qui ont conduit à composer ainsi la poésie (esthétique, mnémotechnique, symbolique…), ce texte démontre combien le mode de pensée des Khmers n’est pas fondé sur l’individu, mais sur une interdépendance du “vivant” : humains, animaux, plantes, minéraux, divinités, entités spirituelles, statues et objets quotidiens pourvus de pralung insufflés lors de cérémonies spécifiques. Une autre preuve tangible de cette interdépendance est le fil de coton unissant les protagonistes du rituel au Bouddha.
Sur le plan psychique, la cérémonie plonge le patient dans un EMC sans que quiconque (patient, moines, laïques) n’en conscientisent véritablement les mécanismes. Le rituel fait son œuvre sans stresser le patient. Nous pourrions peut-être souligner la méthodologie différentiée de la médecine occidentale dans laquelle tout est compris, décrit et expliqué au patient (à sa demande ou non). Pour ne parler que de l’hypnose, si l’objectif initial est de le rassurer et parfois aussi de satisfaire aux protocoles et obligations légales, cette démarche peut aussi générer un stress négatif qui rend le patient moins disponible pour une hypnose efficace.
Si l’Occident pratique une hypnose personnalisée, elle l’est également dans le cadre de ce rituel puisque les moines tiennent compte de l’horoscope du patient pour adapter les entités spirituelles à inviter (figurines en pâtes de riz).
Le rituel a pour objectif de préparer le patient au retour de ses pralung. En effet, s’ils sont partis, c’est qu’ils avaient leurs propres raisons de le faire. Alors pourquoi reviendraient-ils pour se retrouver dans la même situation ? La première partie du rituel consiste à faire mourir le patient dans son ancienne vie pour le faire renaître dans une nouvelle existence. Nous pourrions par exemple faire le parallèle avec un enfant qui s’enfuit du domicile de ses parents car il est maltraité. Quelle motivation pourrait-il trouver à revenir pour vivre dans les mêmes conditions ? Les parents devront donc, pour espérer le retour de leur progéniture, comprendre préalablement les raisons du départ, puis changer leur comportement. Dans cet exemple pragmatique, la famille ne peut analyser et trouver seule toutes les solutions. Dans ce type de cas, la famille élargie, la communauté villageoise et le clergé bouddhique doivent intervenir. Cette organisation à trois étages fait office de soutien psychologique, social et spirituel au Cambodge. Dans le cadre de ce rituel, les femmes laïques incarnent symboliquement la communauté villageoise. Lorsque le patient est khmer, il est toujours accompagné par un ou plusieurs membres de sa famille et/ou de ses amis.
Voici, de manière récapitulative, les grandes phases du rituel :
Nous pensons que ce rituel a été élaboré en conscience par les moines (et en partie par des chamanes avant eux) dans le but d’amener le patient dans un EMC afin que les pralung acceptent finalement de revenir dans un univers pacifié et purifié. Le rituel agit à la fois sur le microcosme du patient (corps physique, mental) tout en impliquant l’univers macrocosmique, l’un et l’autre interdépendants à l’instar des vers et des strophes du texte du rappel des pralung. Le patient est l’un des ingrédients du Tout énergétique (dans le sens où la matière elle-même est énergie). Nous savons aujourd’hui que le vivant porte en lui la capacité de se reproduire, de s’auto-entretenir et de s’auto-réparer. Le rituel permet donc, en plaçant le patient au centre de la matrice du Tout énergétique, d’engager un processus d’auto-réparation qui commence pendant le rituel et se poursuivra au cours des jours, semaines et mois par le phénomène de rémanence bien connu notamment des guérisseurs.
Les entités spirituelles qui peuplent l’univers spirituel des animistes du Cambodge se classent en trois catégories : bienfaisantes, malfaisantes et ambiguës. Toutes sont décrites selon les diverses caractérologies humaines. S’agissant des entités malfaisantes et ambiguës, les descriptions caractérologiques succinctes faites dans le texte du rappel des pralung renvoient à des troubles comportementaux humains connus par la psychiatrie occidentale. Nous avons répertorié les différents types d’esprits et de démons dangereux pour les pralung (mreñ gangveal, khmoc, reachaphut, beisac, yakh, aso, khmoc priey ramboal).
Comment la médecine occidentale peut-elle s’inspirer philosophiquement de cette pratique thérapeutique ? Nous introduisons ici la notion de tétrade — “corps-esprit-âme-société” — car nous avons constaté que les Khmers ne sont pas des individus isolés, mais que chacun fait partie d’un Tout énergétique et sociétal. Le mal fondamental des sociétés occidentales est l’isolement des individus. Pour ne parler que du seul aspect psychologique, la séparation de l’individu de la dimension familiale et sociétale est une problématique qu’il convient de prendre en compte avec plus d’acuité.
La médecine occidentale considère trop souvent l’individu comme une monade corporelle et, dans le meilleur des cas, comme une dyade corps-esprit, ignorant les dimensions spirituelles et sociétales. L’individu doit être reconnu a minima dans sa dimension triadique, “corps-esprit-âme”. L’intégrité physique d’un individu passe par sa capacité à ouvrir son champ de conscience afin qu’il puisse décider de vivre sainement plutôt que de se programmer une mort prématurée. La reconnaissance internationale des bienfaits de la méditation permet aujourd’hui de l’affirmer. Il convient également de mentionner que le thérapeute et la société occidentale devraient reconnaître l’existence du sixième sens : l’esprit, malléable et éducable.
Plus encore, l’intégrité mentale et physique d’un individu passe par la qualité de ses comportements familiaux et sociaux. Les Occidentaux, et par conséquence les sociétés occidentales, sont malades de l’isolement social. Il convient donc de considérer l’individu dans sa dimension tétraédrique : “corps-esprit-âme-société”. Le soin du patient dans cette dimension contribuerait ainsi à soigner la société elle-même.
Pour les personnes qui souhaiteraient aller plus loin dans la compréhension de ce rituel complexe, nous ajoutons (et ajouterons) des éléments textuels et vidéos. N'hésitez pas à nous poser des questions ou nous faire des suggestions en utilisant notre page Contact.
En juin 2019, au monastère de Vat Trach, Ida Monteau, de langue maternelle française, a fait réaliser pour elle un rappel des pralung. Nous l'avons interviewée à chaud à l'issu de la cérémonie. Son témoignage est éloquent. Mentionnons qu'elle ne comprend ni le khmer ni le pali.