Les bouffons d'Angkor


MAJ : 18 juin 2024



Angkor Thom, la cité royale, fut érigée sous le règne de la Triade Royale qui gouverna de la fin du XIIe siècle jusqu'au début du XIIIe siècle. Au cœur de cette cité se dresse le Bayon, temple d'État. À environ 300 mètres au nord de ce dernier, on découvre une imposante esplanade longue de 400 mètres, dénommée la "Terrasse des Éléphants". Cette appellation provient de la multitude de sculptures représentant des pachydermes ornant les murs de soubassement de l'ancien palais royal. Environ un demi-siècle après le décès de Jayavarman VII, un roi non identifié fit ériger un ensemble monumental au symbolisme obscur, aujourd'hui connu sous le nom de Perron Nord. On y observe des représentations d'animaux mythologiques polycéphales, de divinités au comportement martial ainsi que des personnages aux caractéristiques physiques hors normes, que l'on considérerait de nos jours comme des artistes : musiciens, chanteurs, bouffons et danseuses. Ce Perron Nord offre un regard singulier, propre à une société ancienne, sur la notion de "handicap". Celui-ci n'est pas seulement envisagé sous l'angle des déficiences physiques ou intellectuelles, mais également sous celui des facultés mentales hors normes.


Introduction

La présente étude vise à appréhender la nature singulière des personnages représentés sur deux ensembles architecturaux distincts mais stylistiquement et thématiquement analogues : la partie haute et la partie basse du “Perron nord” situé au nord de la Terrasse des Éléphants. Ces éléments ont fait l'objet d'une restauration par anastylose*, technique de remontage des blocs d'origine, à partir d'avril 1996, sous la supervision de Jacques Dumarçay et Christophe Pottier, membres de l'École française d'Extrême-Orient (EFEO). Ils constituent des spécimens uniques dans l'Empire khmer.

Malgré les efforts de conservation déployés, de nombreuses pierres manquent à ces ensembles, probablement réutilisées pour d'autres ouvrages. À proximité, les archéologues ont procédé à des remontages partiels de pierres éparses.

Les parties haute et basse se trouvent globalement dans un bon état de conservation, ayant été préservées sous terre pendant plusieurs siècles. Cependant, des dégradations sont survenues depuis leur remontage, notamment des vols de têtes sculptées dont la mémoire a été conservée grâce aux photographies de l'EFEO.

 

*Anastylose : Technique de restauration consistant à remonter un édifice à l'aide de ses propres éléments architecturaux d'origine.


Ensemble de la partie basse

Cheval pentacéphale. Partie basse sud. © Patrick Kersalé 2022-2024.
Cheval pentacéphale. Partie basse sud. © Patrick Kersalé 2022-2024.
Cheval pentacéphale. Partie basse nord. © Patrick Kersalé 2022-2024.
Cheval pentacéphale. Partie basse nord. © Patrick Kersalé 2022-2024.

L'ensemble de la partie inférieure du Perron nord revêt une complexité notable. Nous concentrerons notre étude sur les scènes mettant en scène les figures d'artistes. Cette portion architecturale présente deux chevaux pentacéphales, l'un conduit par une personnage cham (Sud) et l'autre par une figure khmère (Nord). Ces animaux mythologiques, uniques dans l'art angkorien, soulèvent des interrogations quant aux fondements de leur présence en ces lieux, peut-être liée à une légende hindoue ou locale.

 

Ces chevaux sont entourés de différentes représentations :

  • Divinités masculines reposant sur des lotus, armées d'un bâton et semblant exécuter une danse martiale. Elles pourraient être des rois-naga (gardiens des eaux et de la terre), reconnaissables à leur coiffe et leur position entre les tiges de lotus.
  • Danseuses sacrées adoptant une posture stéréotypée conforme aux canons des siècles précédents, un pied posé sur un lotus, l'autre levé, coiffées d'un imposant diadème.
  • Figures aux traits physiques singuliers, intégrées dans les interstices de la composition. Bien que nous utilisions ici la notion occidentale d'"artiste", cette terminologie n'existait pas à l'époque angkorienne où chacun était désigné par une appellation liée à son rang social et son rôle.

Ensemble de la partie haute

Dans la partie haute du Perron nord, des figures analogues à celles de la partie basse se déploient entre deux éléphants tricéphales dont les trompes s'immergent dans des lotus, un détail stylistique apparu sous le règne de la Triade Royale. On y retrouve également des divinités masculines, dépourvues de bâton, adoptant des postures martiales, et des danseuses sacrées dans des positions codifiées et standardisées.



Les tableaux

Les personnages que nous venons d'évoquer composent deux immenses tableaux, eux-mêmes subdivisés en scènes associant une ou plusieurs divinités à un ou plusieurs artistes (délimitées par les rectangles rouges sur les photos). La sculpture, à l'instar des cérémonies brahmaniques, fait œuvre de profusion, synonyme de beauté du point de vue brahmanique. 

Dans les cérémonies, plusieurs actions se déroulent simultanément et ce, pour deux raisons essentielles :

  • Les rituels sont célébrés non pour les hommes mais pour les dieux, aptes à entendre les messages et à voir les offrandes parmi la profusion.
  • Si tous tes rituels devaient être réalisés de manière séquentielle et non simultanée, les cérémonies dureraient trop longtemps. On sait cependant que certains rituels anciens, comme celui du feu sacré, pouvaient s'étaler sur plusieurs années.


Les protagonistes

Animaux mythologiques polycéphales


Les animaux mythologiques polycéphales sont légions dans l'art khmer. Le plus commun est le naga, un serpent comportant de trois à neuf têtes. En seconde position vient l'éléphant tricéphale, monture du roi des dieux hindous Indra et de la Triade Royale. Enfin, au Perron nord de la Terrasse des éléphants, on dénombre deux chevaux pentacéphales et deux heptacéphales (l'un des deux heptacéphales a été remonté à une centaine de mètres du Perron nord). À l'image des divinités aux membres multiples comme Shiva, Vishnu ou Krong Reap, le roi des ogres géants du Lanka, le fait d'avoir plus de têtes offre une supériorité intellectuelle sur les hommes.


Divinités

Les divinités constituent les personnages les plus prestigieux et leur représentation esthétique est particulièrement soignée. Comparativement aux autres protagonistes, elles sont de grande stature, arborent des moustaches et un sourire malgré leur attitude martiale. Leurs chaperons et vêtements sont ornés de fleurs de lotus et de phka chan (ផ្កាចាន់), une fleur à quatre pétales omniprésente dans la décoration des temples khmers. Elles portent d'imposants colliers de pierres précieuses ainsi que des ceintures de perles (ou de grelots ?). Elles semblent se réjouir des louanges des chanteurs et des bouffonneries des nains. Rien ne semble altérer leur quiétude.


Artistes

Quatre catégories d'artistes participent au divertissement des dieux : chanteursmusiciensbouffons et danseuses. Les trois premiers évoluent dans les interstices laissés par les dieux. Les danseuses, selon le cas, occupent des places de choix. 

Chanteurs

Les chanteurs sont identifiables par leur bouche ouverte et/ou leur index ou bras tendu, signe conventionnel d'une communication verbale chantée ou parlée. Cette gestuelle stéréotypée est récurrente dans l'iconographie angkorienne depuis l'époque d'Angkor Vat. La typologie des visages des chanteurs varie, de même que leur âge apparent. Sur la photographie ci-contre, des rides sillonnent les joues et le dessus du nez du personnage ; de plus, il arbore une moustache, une barbe entourant le cou et de longues oreilles percées. Sa langue est apparente, mais pas ses dents.


Musiciens

Les musiciens sont associés à leur instrument : on dénombre deux joueurs de harpe à tête de Garuda viṇā et un joueur de cymbalettes chhing. La harpe à tête de Garuda signe presque toujours la présence d’un bouffon. En effet, la tête de Garuda n’est jamais représentée sur les harpes jouées dans les temples ou à la cour.


Bouffons

Les bouffons se caractérisent par divers traits physiques, attitudes et accessoires : ce sont des nains avec de petites oreilles et d'épais sourcils continus, les mains croisées sur la poitrine. Ils portent ce qui semble être une ceinture et un collier de grelots ainsi qu'un second collier à pendentif, déjà visible dans des scènes de bouffonnerie au Bayon et à Banteay Chhmar. Concernant les sourcils, il pourrait s'agir d'un postiche ou d'un tracé au noir visant à renforcer le caractère grotesque du personnage. Cet artifice demeure utilisé au Cambodge et en Asie du Sud-Est par des bouffons se produisant sur scène et à la télévision.

La tenue vestimentaire des bouffons parodie peut-être celle des divinités, avec leur imposante ceinture et leurs colliers. Mais la parodie ne s'arrête pas là. Certains d'entre eux ont les jambes croisées comme s'ils s'essayaient maladroitement à la danse ; l'un des bouffons se fait un croche-pied, tombe en avant et choit sur le genou de la divinité. Un autre, son jumeau (?), est sur le point de faire de même, mais son pied gauche n'a pas encore atteint sa cheville droite, contrairement au précédent.


L'un des jumeaux (s'il en est) a perdu sa tête du fait d'un pillage intervenu depuis le remontage par anastylose. Grâce à une photographie de l'EFEO et à la magie de la PAO, il a pu retrouver sa tête pour passer à l'écran !


Danseuses

Les danseuses sacrées présentes auprès des divinités ne présentent généralement aucune pathologie. Cependant, l'une d'entre elles adopte une attitude hors du commun. Dans la totalité de la sculpture angkorienne, l'expression du visage des danseuses demeure relativement standardisée : sourire ou neutralité expressive. Ici, elle arbore un large sourire laissant apparaître six dents, soit les quatre incisives et les deux canines. Elle porte cinq colliers de perles ornés en leur centre d'un décor en fleur de lotus et un sixième, en bas, orné d'une fleur de chan. Au centre de son front, une fleur de lotus. Au-dessous de son diadème, passant au-dessus du front, sur les oreilles et descendant de part et d'autre de son corps, une guirlande de jasmin. Cette représentation de danseuse est parodiée à l'extrême.

Les dents sont très rarement montrées dans l'art angkorien, sauf pour souligner le caractère sauvage des personnages du point de vue des Khmers, ou démontrer un caractère grotesque. À Angkor Vat (début XIIe s.), deux devata parmi les 1827 que compte ce temple montrent leurs dents, sans que l'on puisse en comprendre le sens, si ce n'est celui de chanteuses au langage inapproprié mais accepté dans le cadre de la bouffonnerie.

Si le nombre pair de dents visibles lorsque l'on sourit est dicté par la nature de la dentition, ce n'est peut-être pas un hasard si elles sont ainsi exhibées. Le chanteur, aux pieds de cette danseuse, dévoile lui aussi six dents. On aura remarqué que le nombre de têtes des animaux polycéphales est toujours impair. Chez les Khmers, les nombres impairs sont fastes et les pairs néfastes. Ainsi, l'association entre ce chanteur et cette danseuse démontre le caractère décalé de leur présence et, par extension, le fait que le nombre pair de dents rende le contenu de leur discours verbal ou corporel sans conséquences.


À titre comparatif, ci-contre les images standardisées de danseuses présentes dans les parties haute et basse.



Les artistes et leurs pathologies

Après avoir décrit succinctement ces artistes "célestes" au physique singulier, il convient d'examiner une analyse scientifique parue en août 2007 dans la revue "Pour la Science" (p. 96-97), cosignée par P. Barbet, J.L. Fisher et C. Jacques, intitulée "Les nains d'Angkor". Les auteurs décrivent, parmi les pathologies possibles, des cas d'« achondroplasie — l'une des formes les plus fréquentes de nanisme s'accompagnant d'une exagération de la lordose lombaire et d'anomalies caractéristiques du crâne et de la face (saillie des bosses frontales, aspect tronqué de l'arrière du crâne, aplatissement de la racine du nez) ».

Cette achondroplasie ne concernerait que les bouffons proprement dits, et non les musiciens ni les chanteurs. Malgré cette anormalité flagrante, ils semblent intellectuellement à la fois vifs et espiègles. Le corollaire de cette fulgurance mentale est le handicap physique qui l'accompagne. La fascination pour ces personnages hors normes est donc double.

« On trouve ces microcéphales particulièrement bien sculptés et personnalisés dans les hauts-reliefs de la Terrasse des Éléphants. Outre ces nanismes, certaines sculptures d'Angkor évoquent le phénomène des trisomies 21 : un visage plat aux joues arrondies et retenues sur le côté, des yeux fins et obliques, le nez petit, les lèvres épaisses et une volumineuse langue arrondie ». Enfin, les auteurs mentionnent comme caractéristique de la pathologie, la bouche ouverte. Certes, même si cette observation est juste, les personnages avec la bouche ouverte sont des chanteurs parfaitement reconnaissables à leur main ou index tendu, une norme khmère répandue à partir de la période d'Angkor Vat ; à moins d'être ventriloque, il n'est pas de meilleure technique pour chanter que d'ouvrir la bouche…

 


Les caractéristiques physiques des bouffons proprement dits diffèrent de celles des chanteurs et des musiciens.


Les serviteurs des temples à travers l’épigraphie

Si les danseuses, chanteurs-euses et musiciens-iennes sont largement mentionnés dans l'épigraphie angkorienne, les bouffons n'apparaissent que plus rarement : stèles de Sdŏk Kǎk Thom, Phnom Sandak (K. 194) et Práh Viḥār (XIIe s.) — Georges Cœdès, Pierre Dupont (1943). Ils y sont dénommés smevya, une traduction conjecturale reposant sur un rapprochement avec le terme sanskrit smetavya, litt. risible (1943 : 148). Dans l'inscription K. 78, en khmer préangkorien, ils sont dénommés bhanda. En khmer moderne on les appelle neak kampleng (អ្នកកំប្លែង), litt. “homme comédie”.

  • K. 194,  stances 42-44. « Il a institué un service de fournitures suivant cette liste : riz décortiqué, huile, étoffes sacrées, cierges, encens, nécessaire de l'ablution, danseurschanteursbouffonsmusiciens, récipients à fleurs pour le culte, quotidiennement. »
  • K. 194,  stances 45-48. « A K. J. Çrī Çikharīçvara, le vénérable seigneur Guru Çrī Divākarapaṇḍita a érigé le Seigneur qui danse, image d'or [Çiva dansant en or] la défunte reine (kanlon kamraten an). Il a offert des biens les villages de ... (Çambhu)grāma, Bhavagrāma ; il a creusé des pièces d'eau dans tous les villages . . . , fondé un āçrama, placé des esclaves hommes et femmes, offert des biens et institué un service de fournitures, suivant cette liste : riz décortiqué, huile, étoffes sacrées, cierges, encens, nécessaire de l'ablution, danseurs, chanteurs, bouffons, musiciens, récipients à fleurs pour le culte, quotidiennement. » (1943 : 148).
  • K. 194,  stances 7-10. « A K. J. Çivapura Danden ... (il a donné) les villages de Caraṅ, Tvaṅ Jeṅ, Khcoṃ, creusé une pièce d'eau, fondé un āçrama, placé des esclaves hommes et femmes au complet, et offert toutes sortes de biens. Les fournitures quotidiennes sont : danseurschanteursbouffonsmusiciens, riz décortiqué, huile, étoffes sacrées, cierges, encens, nécessaire de l'ablution, quatre (sortes d') huile, fleurs pour le culte, récipients à fleurs. Les biens offerts sont : bols en or, bagues, joyaux, coupes à pied, coupes, aiguières, crachoirs, éléphants, chevaux, étendards, parasols blancs, parasols à étages, crachoirs dlaḥ, gargoulettes, bassines dlaḥ, jarres, plateaux, tentures, et d'innombrables étoffes. Il a recouvert d'étoffes les tours, les cours et la chaussée. » (1943 : 149)

Il convient de noter la mention de dons de bouffons conjointement à ceux de danseurs et de musiciens. Dans ses inscriptions, les hommes et femmes offerts pour le service des temples en tant que danseurs-euses, musiciens-iennes et bouffons sont considérés comme des fournitures.


Nature de la communication sonore

Dans le cadre de la vie religieuse des temples brahmaniques et bouddhiques mahāyānistes sous le règne de la Triade Royale, chanteurs, musiciens, bouffons et danseuses avaient pour fonction de communiquer avec les divinités. À l'exception des bouffons, tous ces serviteurs officiaient dans les temples dans le seul but d'établir un lien avec les dieux :

  • Les chanteurs, tant hommes que femmes, par le biais des textes sacrés et des louanges formelles ou improvisées.
  • Les danseuses s'exprimaient à travers une gestuelle signifiante impliquant toutes les parties de leur corps.
  • Les musiciens soutenaient le chant et la danse par leur art.
  • Quant aux bouffons, il est malaisé de cerner les limites de leur rôle puisque, par essence, ils bénéficiaient d'une grande liberté. D'après des écrits relativement récents, même le roi pouvait faire l'objet de leurs railleries. Comme les vivants ont parfois à se plaindre du non-exaucement de leurs vœux malgré prières et offrandes, les bouffons avaient alors beau jeu de brocarder les dieux. En raison de leurs traits physiques hors normes, les pensées et la gestuelle des chanteurs et bouffons étaient elles aussi considérées comme singulières.

La photographie ci-dessus montre un chanteur dont l'expression semble insistante auprès de la divinité : implore-t-il, louange-t-il, remercie-t-il ? Il porte à lui seul le désarroi d'une humanité jamais rassasiée de nourriture matérielle ou spirituelle, d'amour et de liberté, alternant entre souffrance de n'avoir pas et ennui de ne plus désirer.

Voici, à titre d'exemple, la traduction de la tirade d’un bouffon jetée à la face du Roi, des dames cambodgiennes et des Français lors de la fête de l’eau de 1901 à Phnom Penh :

« Vos femmes sont belles, ô Français, leur teint est blanc, et c’est beau ; mais leur nez est long, et celui de nos femmes, moins belles, est court.

Ô femmes, vous avez ce qu’il faut pour la joie de vos époux, ne l’avez-vous pas pour la mienne ?

Il a plu beaucoup cette année, le fleuve a débordé ; il y aura beaucoup de riz et de joie. Toutes les femmes seront grosses du fait de leurs maris ou du fait de leurs amants. Peu importe.


Au temps de Chaufa Bên on avait dix filles pour une barre d’argent et cinq veuves pour une demi-barre ; maintenant il faut cinq barres pour avoir une fille et les veuves ont autant de prétention que les filles.

Nous portons des sampots et les Français portent des pantalons comme les Chinois, mais nous portons les cheveux comme les Français et les Françaises les portent comme les Annamites.

Les Cambodgiennes sont amoureuses toute la nuit, les Annamites sont amoureuses toute la journée. On dit que les Françaises ne sont amoureuses que dans la soirée.

Ô filles, retirez vos sampots, afin que je voie celle d’entre vous qui me plaît le mieux.

Je suis laid, j’ai le pied bot, j’ai avalé mes dents, et les abeilles viennent déposer leur cire dans l’angle de mes yeux ; mes cheveux sont crépus et mes narines sont noires et sales comme la bouche des femmes annamites. Cependant il y a cinq belles et jeunes dames qui se disputent mes faveurs.

Les chiens se saluent en se reniflant au…..., les Français en se donnant la main, et nous baisons nos épouses en les reniflant au visage ou au sein….. cela dépend de l’heure.

Ô femme, je ne sais pas ce que j’ai depuis six mois, ça me fait chaud dans la poitrine quand je vous vois, et je pleure quand je ne vous vois plus.

Ô femmes, vous êtes rusées, mais je suis amoureux ; — vous me prendrez tout mon argent, mais je vous prendrai pour épouses et vous ferez cuire le riz de votre mari ; — vous êtes rusées, mais vous deviendrez grosses et vous allaiterez mes enfants ; — vous êtes rusées, mais je serai le maître de maison et vous serez mes servantes ; — vous êtes rusées, mais vous aimerez et je vous battrai ; — vous êtes rusées et pour vous vengez de moi vous me ferez….. cornette. »*

Et l’auteur d’ajouter en conclusion : « Et les pirogues défilent et le roi sourit ; les femmes rient à gorge déployée, et c'est une joie quand l'un des bouffons grimaçant lance une grivoiserie bien tournée. »

 

* D’après : Bulletin de l'Ecole française d'Extrême-Orient / Année 1904 / Volume 4 / Numéro 1 / pp. 120-130. La fête des eaux à Phnom-Penh / Adhémard Leclère.


Le bouffon rituel dans le théâtre en Asie du Sud-Est

« Le rôle de personnages comiques intervenant dans des théâtres mettant en scène des histoires didactiques et/ou abordant des thèmes religieux n’est ni un fait nouveau, ni un élément propre au théâtre cambodgien. La présence de comique dans les représentations royales des épopées du Mahābhārata et du Rāmāyaṇa se retrouvait dans nombre de royaumes sud et sud-est asiatiques, qu’il s’agisse de théâtres d’hommes, de femmes, ou de cuirs (Epskamp 1993 : 275). Aujourd’hui encore, les bouffons conservent une place indéniable dans la plupart de ces pratiques. En Inde, plusieurs formes mêlant rituel et théâtre mettent en scène des divinités, incluant ou non la possession d’intervenants, aux côtés desquels surgissent des bouffons, les vidūṣaka (Tarabout 1998 : 271-272, 274). De par leur jeu, ces clowns sont amenés à effectuer ou parodier des éléments rituels importants et leur présence même peut être perçue comme une façon de se distancier des puissances en jeu dans l’évènement et ainsi de les incarner sans risque (Tarabout 1998 : 277-278, 289). Ces bouffons peuvent également attester d’un état de chose, tel que la possession d’une tierce personne. Il demeure que leur présence, au-delà de l’amusement généré, est souvent rituelle dans ces contextes (ibid. : 289). De fait, les saynètes comiques véhiculent un objet qui dépasse le cadre du divertissement et contribuent à l’accomplissement du culte. Dans une autre forme de théâtre kéralais, Tarabout note que les interventions des clowns transgressent constamment les normes sociales d’interaction entre personnages de caste ou statut social différents. Or l’objet de ces saynètes n’est pas de contester le système hiérarchique et l’ordre préétabli, mais plutôt de le réaffirmer année après année (Tarabout 1996 : 362-363). »*

 

*D’après la thèse de Stéphanie Khoury : « Quand Kumbhakār libère les eaux Théâtre, musique de biṇ bādy et expression rituelle dans le lkhon khol au Cambodge ». Janvier 2014.


Tentative d'interprétation

Comme énoncé en préambule, l'origine légendaire hindoue ou populaire sous-jacente à ces ensembles sculptés demeure inconnue. Cependant, au regard de l'ethnographie et de l'épigraphie khmères angkoriennes, on peut affirmer que les sculpteurs se sont inspirés d'une réalité tangible : celle de personnages atteints de pathologies génétiques intégrés aux plus hautes sphères de la société. Rappelons que ces scènes sont sculptées au pied de l'ancien palais royal. Bien que la société angkorienne comptait des centaines de milliers d'esclaves aptes au travail, ces individus, qui seraient aujourd'hui qualifiés de “handicapés”, n'étaient pas mis à l'écart.

Il existe probablement une exagération dans le fait d'avoir représenté ensemble de tels musiciens, chanteurs et bouffons, alors que l'iconographie de l'époque du Bayon (fin XIIe-début - XIIIe siècles) montre généralement des personnages aux traits physiques normés dans des situations réelles.

Une seconde interprétation pourrait être de considérer que certains univers célestes sont peuplés d'êtres singuliers, des mondes fantasmés où l'on pourrait exprimer sa douleur face aux puissants et aux dieux, les injurier pour les maux subis, se moquer d'eux et crier vengeance.

Ces tableaux sont à l'image des cabinets de curiosités apparus à la Renaissance en Europe, offrant à chacun de renforcer ses croyances en des mondes inatteignables. Aujourd'hui, les médias mainstream ne jouent-ils pas un rôle similaire avec leurs commentaires et images prétendument “réelles” ? Ces représentations proposent une mise à distance de la différence, provoquant à la fois angoisse et fascination, une forme de catharsis peut-être.

Le bouffon nain incarne cette ambiguïté entre objet et humanité, sans pouvoir être véritablement catégorisé. Il peut se moquer du roi et des dieux, ce qu'aucun humain n'oserait sans risquer sa vie. Le bouffon fait du roi et des dieux des héros capables d'accepter l'inacceptable. En contrepartie, les humains doivent accepter les tracas imposés par le pouvoir et les dieux. Le bouffon porte, par procuration, la souffrance du peuple. En tant qu'objet, il peut être détruit par le pouvoir royal dans le monde réel ou les dieux dans l'au-delà. Aujourd'hui, Facebook tient le rôle de déversoir des maux et des tensions de l'Humanité, tandis que le jeu vidéo, première distraction mondiale, permet de canaliser les angoisses en plongeant dans un monde extraordinaire, lui aussi inatteignable.


Réflexions sur le handicap

La société angkorienne (c. 802-1432 EC) comprenait de nombreux esclaves. Les serviteurs des temples - chanteurs, musiciens, danseuses - étaient considérés comme des "fournitures" au service du culte de la divinité, au même titre que les objets rituels. En les assimilant à des objets, tout type d'individu, quel que soit son genre, son âge ou sa condition physique/mentale, pouvait entrer au service divin.

L'ethnographie indienne contemporaine montre que certaines personnes hors normes sont vues par les Hindous comme des divinités vivantes. On peut donc supposer que les nains aient pu être considérés comme des "objets particuliers" dont on pouvait se moquer, mais qui avaient en retour le pouvoir de railler le roi ou les divinités.

Bien que la légende ayant inspiré ces sculptures reste inconnue, les sculpteurs, répondant à une commande royale, ont transposé la réalité dans le monde des dieux en y ajoutant des exagérations comme les animaux polycéphales.

Jusqu'au XXe siècle, les filles roturières pouvaient être offertes par leurs parents au roi du Cambodge dès l'âge de huit ans afin qu'elles deviennent danseuses ou musiciennes royales. Une fois dans le palais, elles ne pouvaient en ressortir que sous de drastiques conditions. Elles étaient alors soumises, dans tous les sens du terme, à la volonté du souverain. 

Il existe, à travers le monde, aujourd'hui encore au XXIe s., des aires géographiques où les individus hors normes sont mis à l'écart, enfermés, maltraités, éliminés ou pourvoyeurs d'organes pour les mafias les plus abjectes. Le handicap (pour utiliser ce terme banalisé) n'est pas réservé à ceux qui souffrent d'une diminution de leurs facultés physiques ou mentales, mais bien aussi à ceux qui sont supérieurs au limites supérieures de leur milieu. Il existe aussi des individus hors normes par leur intelligence (mémoire, raisonnement par fulgurances, médiumnité, etc) mis au ban de la société parce que potentiellement dangereux pour le pouvoir établi…