Sa Majesté Sisowath ស៊ីសុវត្ថិ (7 septembre 1840 - 9 août 1927) était le fils du roi Ang Duong et demi-frère du prince Si Votha et du roi Norodom. Il demeura sur le trône du 27 avril 1904 à sa mort en 1927. C'est précisément le ballet de ce souverain qui rendra à jamais la danse du Cambodge célèbre en Occident, puisque ses danseuses furent invitées à l'Exposition coloniale de Marseille en 1906. À cette occasion, Auguste Rodin réalisera environ 150 peintures.
À l'époque du roi Sisowath, le ballet perdit son rôle premier qui était de danser pour les divinités. Il se produit essentiellement pour les invités du monarque sous la forme de représentations chorégraphiques de création et de théâtre masqué donnant des extraits du Reamker. Les deux extraits de films ci-après témoignent de l'état de la danse à cette époque, que George Groslier qualifie déjà de déliquescent par rapport à la cour de S. M. Norodom. Selon ses propres chiffres, la troupe du roi Norodom (1860-1904) était riche de cinq cents danseuses-actrices ; sous S. M. Sisowath, elle se réduira à une centaine.
Nous confronterons ici les images animées aux propos de G. Groslier publiés dans “Danseuses cambodgiennes anciennes et modernes” en 1913.
Ce bref film de 1910 produit par Pathé Baby, nous donne une idée des costumes et des tiares des danseuses de la cour du roi Sisowath.
G. Groslier écrit : “Entre les femmes assises à terre, et qui chantent en ouvrant de grandes bouches noires de bétel, l'apparition est merveilleuse. D'un côté de sa haute tiare d'or rouge à deux étages, fine comme un glaive et construite comme une tour, une pendeloque de jasmin et de campa se balance. La face de la danseuse est ronde et blanche comme une goutte de lait. Ses yeux aux sourcils dessinés ne regardent rien ni personne, mais semblent suivre devant eux l'invisible modèle qui sa régler les poses compliquées. La bouche grave et close, la tête immobile sur le torse droit, dans l'écharpe rutilante, les bras nus, la légendaire princesse s'avance. Les claquement des morceaux de bois règlent ses pas et la musique la soutient.”
À 1'03, apparaissent furtivement trois instruments de l'ensemble pin peat (selon appellation contemporaine) : roneat ek, kong vong thom et roneat dek. Puis, à 1'11, le roneat tung, le skor thom, le sralai et derrière, le joueur de kong vong touch dont l'instrument est caché.
Reconstitution de l'ensemble pin peat d'après deux plans du film.
G. Groslier écrit : “Assis au centre de petits gongs disposés en cercle, sur lesquels ils frappent avec deux maillets feutrés, devant de grosses timbales tenues inclinées par des X de bois et des xylophones en forme de jonques, gracieux et recourbés sur les pieds carrés, les musiciens occupent tout un côté de la longue salle de danse. (…) Les instruments sont fort beaux, en bois précieux incrusté d'ivoire et de formes gracieuses.”
Les chanteuses frappent des claquettes de bois. La vidéo permet de revoir l'original, un plan rapproché et enfin, un ralenti.
G. Groslier écrit : “Les chocs des cliquettes* ne scandent pas seulement les paroles des chanteuses, les gestes des actrices, mais ils marquent encore le premier temps des mesures musicales.”
*Cliquettes et claquettes se différencient par leur structure : les premières sont tenues dans une seule main parce que les deux pièces sont liées; les secondes se composent de deux pièces indépendantes, chacune tenue dans une main.
Ce film, produit par Indochine Film (ICF) durant le règne du roi Sisowath, est didactique. On y voit de manière détaillée à la fois l'orchestre pin peat et les danseuses-actrices. Nous proposons ci-après une brève analyse des images sur la base des codes temporels.
Dans ces fragments de danses, on constate un certain nombre d'approximations peut-être justifiées par G. Groslier : “Lorsque la danseuse a terminé son éducation, elle assiste de moins en moins aux répétitions. Aux temps disciplinés de S. M. Norodom, elles assistaient régulièrement à trois exercices par semaine. Les premières danseuses même étaient présentes. Mais maintenant que tout se perd, que tout s'en va, la danseuse travaille moins et n'entretient plus sa difficile souplesse. C'est tout juste s'il y a, avant les fêtes, quelques répétitions sérieuses, desquelles nulle actrice n'est dispensée.”
G. Groslier écrit : “La danseuse khmère est une actrice, une mime. Elle représente un personnage de légende. Elle exprime les sentiments et représente les actions que chante le chœur des femmes, assisses le long d'un des côtés de la salle. Chaque phrase des chanteuses sollicite un geste ou détermine une attitude de la danseuse, toujours muette. Ces attitudes, ces gestes sont rituels, uniques et se sont transmis de génération en génération sans qu'il en existe une didactique, un modèle écrit et précis. (…) Tous les sentiments humains sont exprimés par les actrices cambodgiennes avec une vérité, une précision, une simplicité plastique remarquable. Si la physionomie de la mime reste grave et impassible, tout son corps souple et exercé, ses mains qui se figent ou s'envolent en cadence, extériorisent et matérialisent les préoccupations, les émotions, les tristesse et les joies de son âme qu'emplissent les paroles merveilleuses des chanteuses. (…) Elle est blanche, parce que, devenue une idéale princesse, elle ne doit plus rien avoir de personnel, de ce qui était elle, simple femme, avant la danse ; il ne doit plus rien rester en elle de l'humanité qu'elle a quittée, et dont les rites et les règles sacrées la séparent momentanément. Elle doit être débarrassée de toute trivialité. Les désirs, la sensualité, les jalousies doivent expirer en heurtant ce masque de marbre aux lèvres hermétiques. Cette officiante n'est plus une femme, mais une statuette divine, lentement animée par l'Art, les croyances, le passé d'un peuple qui admire et vénère en elle la plus belle de ses conceptions et la plus parfaite expression de son culte et de sa vie.”
Sous le règne du roi Sisowath, George Groslier organise la prise de vue de positions de danse classique. Ces images sur plaque de verre, entreposées dans les réserves du Musée National du Cambodge à Phnom Penh, nous sont miraculeusement parvenues dans un état acceptable. En 2008, le Musée National en commence la restauration avec l’aide de l’École française d’Extrême-Orient (EFEO), de l’Institut français et de l’UNESCO. Après de longs travaux de restauration, d'investigation, de catalogage et de numérisation, un certain nombre de ces images sont sélectionnées, tirées sur papier photographique puis exposées. Pour en savoir plus, lire l'article en anglais de Suppya Hélène Nut : The glass plate negatives of the Cambodian Royal dancers: contested memories.
Cette couverture du Petit Parisien est datée du 17 juin 1906. L'image est sous-titrée : Exposition Coloniale de Marseille. LES DANSEUSES DU ROI SISSOWATH AU PAVILLON DU CAMBODGE.
On y voit six danseuses. À droite, sur un trône, le roi Sisowath en costume d'apparat khmer. Derrière lui des mandarins vietnamiens. Un lion de style pré-angkorien garde l'entrée du bâtiment.
Cette couverte du Petit Journal est datée du 24 juin 1906. L'image est sous-titrée : A L'EXPOSITION COLONIALE DE MARSEILLE - La « Danse des Nymphes dans la forêt », exécutée par les danseuses du roi Sisowath.
Il est singulier de constater que les musiciennes sont vietnamiennes ; on identifie clairement deux cithares đàn tranh et le manche d'une vièle đàn nhị ou đàn cò. Derrière elles, un homme médaillé porte un chapeau melon et un sampot khmer. À l'arrière plan, à droite, une tour à visage du Bayon ; à gauche, un pastiche de bâtiment français avec un toit en forme de stupa et terminé par des nagas.
En juillet 1906, Auguste Rodin (1840-1917) rencontre pour la première fois le ballet du roi Sisowath à Paris lors sa représentation au théâtre du Pré Catelan. Extasié devant la beauté de ces danseuses et la nouveauté de leur gestuelle, il les suivra à Marseille où il les dessinera sans relâche, jusqu’à leur départ le 20 juillet. Il confit ses impressions à Georges Bourdon, publiées dans le Figaro du 1er août 1906 : « Ces danses monotones et lentes, qui suivent le rythme d’une musique trépidante, ont une extraordinaire beauté, une beauté parfaite… [Les Cambodgiennes] m’ont appris des mouvements que je n’avais encore rencontrés nulle part… ».
Les œuvres de Rodin sont exécutées à la gouache. Il ne faut pas y chercher la khméritude des costumes car l'intention de l'artiste bannit vêtement, physionomie et coiffure. Seule demeure l’énergie concentrée de gestes qui plongent leurs racines dans l'Inde antique, métamorphosés par les goûts esthétiques de toute la lignée des rois khmers et sous la férule de générations de maîtresses de danse. La plupart de ces œuvres sont aujourd'hui la propriété du Musée Rodin.
George Groslier écrit : “Dès l'âge de huit ans, les “lokhon” commencent à travailler. Chaque jour, pendant au moins une année, de huit heures du matin à onze, et de deux à cinq heures de l'après-midi, elles s'exercent sous la direction de femmes professeurs, anciennes danseuses. Cette préparation est longue et pénible pour ces pauvres petites. La salle des répétitions est triste ; l'air si souvent étouffant ! Assises à terre, elles font des mouvements de torsion et de giration du torse sur le bassin ; ou bien, placées l'une devant l'autre, elles se retournent mutuellement les doigts sur le dos de la main, jusqu'à ce que toutes les phalanges craquent. Enfin, s'exerçant toujours entre elles, l'une prend le bras de l'autre et le tord en arrière sur son genou comme on casse une branche ! Il faut supprimer l'articulation du coude, parvenir à cette hyperextension de l'avant-bras sur le bras (…) Et lorsque son corps sera assez pétri, et qu'elle pourra, dépliant brusquement son bras, le faire craquer dans un renversement peu commun, seulement alors, la petite danseuse apprendra ses rôles.”
George Groslier écrit : “Le corps de ballet est placé sous la direction de la princesse, première femme du Roi. Elle en est la maîtresse absolue, ordonne les punitions, règle la discipline, surveille les répétitions, paye les soldes et assure la régularité du service de Sa Majesté. (…)
Le corps de ballet actuel de S. M. Sisowath se compose de huit premières danseuses ; de soixante-six à soixante-dix sujets et d'une quarantaine de fillettes élèves.
Une première danseuse touche trente-cinq piastre par mois ; la danseuse ordinaire, de dix à quinze piastres selon son rôle. Quant aux fillettes, leurs soldes varient de trois à six piastres.
Sur ces appointements, chaque actrice prélève quatre piastres pour sa nourriture. Lorsqu'il y a séance de danse, elle touche un supplément. Il est d'une piastre pour la première danseuse ; pour les rôles pénibles, les porteuses de masques, de cinquante à quatre-vingt-dix cents ; pour les sujets ordinaires, vingt-cinq cents et pour chaque fillette, vingt cents.
Que de chiffres et de chiffres modestes !… Mais, à la fin de l'année, toute ce petit monde, musiciens, femmes et chœurs, habilleuses, coûte, avec les costumes, au budget royal, trente à trente-cinq mille piastres.”
George Groslier écrit : “Le service journalier du Roi est assuré par roulement et par quart de jour. Il se compose de vingt danseuses auxquelles se joignent quelques musiciennes. On choisit les plus belles de la troupe. Ce service et ce choix sont l'objet de tous les soins de la femme première.
Un grand rideau vert à fleurs sépare la lit royal du reste de la chambre. Il est monté sur une estrade, en bois précieux, et l'étoffe brodée d'or qui recouvre le matelas, est à la couleur du jour*.
Le roi vit entouré perpétuellement de ses femmes et de ses danseuses. Au pied de son lit, deux d'entre elles se tiennent accroupies, toujours présentes, jour et nuit. L'une balance un léger éventail de plumes au bout d'un long manche ; l'autre tient prêt le chasse-mouches de soie effilochée. Hors de l'estrade, et répandues dans la chambre, assises sur des nattes, éclatantes comme des fleurs et gaies comme des enfants, le reste du service tient compagnie à son maître.
Elles fument, mâchent le bétel et se remplacent à l'éventail ou au chasse-mouche. De son lit, Sa Majesté leur parle, et son œil caresse leurs visages. Elles ont mis pour lui plaire des “sampot” plissés, parfumés aux fleurs de champa. Leurs écharpes vives embaument le santal. Elles chantent en chœur, et les musiciennes les accompagnent. Le Roi bat la mesure avec ses mains, s'il est content et inoccupé ; et tout le monde est très heureux.
Par les grandes baies ouvertes sur les jardins, les nuits se font vite envahissantes. Les lampes s'allument et s'enguirlandent des fumées des cigarettes. L'éventail, sur le front du Roi, bat plus vite dans les mains attentives de la danseuse, car les soirées sont lourdes. Puis, soudains, l'orchestre s'interrompt ; les voix suspendues meurent une à une ; l'on n'entend plus qu'un bruit discret de boîtes de bétel heurtées, d'imperceptibles chuchotements, parfois la lointaine clochette d'un marchant ambulant chinois, un croassement de corbeaux… Le Roi dort …
Bien qu'il ait toujours ses danseuses en sa compagnie, le Roi ne les fait jamais danser pour lui seul S'il est triste, il les fait chanter, ou jouer les musiciennes.”
* À la cour, les “sampot”, les costumes, sont soumis à une couleur qui change chaque jour : dimanche, rouge ; lundi, jaune clair ; mardi, vert ; mercredi, violet ; jeudi, bleu foncé ; vendredi, bleu clair ; samedi, noir. Selon qu'un ballet a lieu l'un de ce jours, les “sampot” des actrices ont la couleur correspondante.
Dans notre page consacrée aux Les actrices du roi Norodom 1er, nous avons vu comment elles étaient recrutées et privées de liberté. Sous le règne du roi Sisowath, elles ont un peu plus de liberté. G. Groslier écrit : “Plus débonnaire (que S. M. Norodom), S. M. Sisowath laisse mieux aller les choses. Il accorde même des permissions de plusieurs jours. Mais les mille yeux acérés de la jalousie et de l'intrigue guettent la femme sortie.”