MAJ: 14 mai 2024
krapeu ក្រពើ est une cithare sur caisse à trois cordes. Ce terme khmer, aussi translittéré kropeu, signifie “crocodile”. Il est aussi connu sous le nom d'origine siamoise តាខេ takhe (chakhe/jakhe จะเข้, lui-même dérivé de chorakhe จระเข้) et dont la traduction est la même. Il doit ce nom à un ancien instrument monoxyle en forme de crocodile. Il évoluera par la suite vers la technologie actuelle, mais toujours avec sa gueule de crocodile, avant que ses lignes ne s'épurent et deviennent neutres, probablement à cause de la peur qu'inspire ce reptile, symbole de la mort chez les Khmers. Son origine est probablement môn.
Dans l'orchestre mahori de la cour royale du Cambodge du XXe siècle, le krapeu se déclinait selon deux tailles : krapeu ek et krapeu thung.
Le krapeu contemporain est le “petit-fils” de l'instrument monoxyle en forme de crocodile. Ce dernier était à l'image du kyam ကျာံ (prononcer “chyam”) du Myanmar. La littérature affirme que le krapeu serait une déclinaison du chapei. Cette assertion est infondée, même si certains principes organologiques sont similaires.
La cithare sur caisse en forme de crocodile est quant à elle la fille de la cithare monoxyle ancienne. Elle semble avoir été une évolution nécessaire car la cithare monoxyle était peu sonore. Le volume de la caisse de résonance plus important et l'essence de bois utilisé (jacquier) contribuent l'un et l'autre à une meilleure acoustique. Cette cithare n'est plus jouée au Cambodge. La dernière cithariste khmère, qui vivait à Surin, la province khmérophone de Thaïlande, est décédée au début des années 2010. L'instrument ci-contre a été construit par M. Sok Houen à l'instigation de Patrick Kersalé, d'après un original conservé au Cambodian Cultural Village de Siem Reap.
Dernière joueuse khmère de cithare en forme de crocodile. Thaïlande, province de Surin. Photo © Michel Antelme.
Dans cette vidéo, Men Pheakdey joue l'instrument construit par M. Sok Houen.
Le krapeu est fabriqué en bois de jacquier. Il mesure 1,30 m de long et repose sur trois ou cinq pieds d'une douzaine de centimètres de hauteur. La partie antérieure, étroite, est arrondie ou triangulaire, tandis que la partie postérieure, correspondant autrefois à la queue du crocodile, est plus large et se termine en triangle. L'instrument possède douze frettes (khtung ខ្ទង់) en bois de neang nuon sont généralement recouvertes d'os. Elles étaient autrefois en ivoire. Les trois chevilles (pronuot ព្រលួត) sont généralement sculptées, elle aussi, dans du bois de neang nuon. Le chevalet (prakien) était autrefois en ivoire ; il est aujourd'hui en bois, bois et os, ou en résine dont la couleur et la texture tendent à imiter l'ivoire.
La corde la plus aiguë est nommée ksae aek (ខ្សែ ឯក), la seconde ksae ko (ខ្សែ គ), et la troisième, la plus basse, ksae ko santor. Toutes les trois sont fixées à une petite boîte de cuivre mince appelée គីង្គក់ “crapaud” dont le rôle est d'amplifier le son en apportant un grésillement. Ce dispositif existait déjà sur les cithares de l'Inde antique. On retrouve ce type de sonorité, depuis toujours recherchée par les musiciens indiens, sur les chapei contemporains et le hautbois pei ar.
Le jeu du krapeu utilise la technique du trémolo (à l'image du jeu de la mandoline). Certains musiciens sont particulièrement virtuoses. Le krapeu est utilisé dans des ensembles de divertissement mahori, de mariage phleng kar et aayaaye.
En octobre 2023, le Musical Instrument Museum (MIM) de Phoenix, en Arizona, a sollicité l'expertise de Sounds of Angkor pour examiner un krapeu/takhe qui a miraculeusement émergé du XIXe siècle. Bien que les informations sur cet instrument soient limitées, une combinaison d'enquête scientifique et d'archéologie intuitive a permis de découvrir quelques éléments tangibles.
Les photographies gracieusement fournies par le MIM, ont permis une découverte majeure : celle de l'utilisation, à l'intérieur de l'instrument, de ressorts, à l'instar du chapei du Musée de la Musique de Paris.
Cet instrument est similaire à celui photographié par Émile Gsell à la cour royale du Cambodge vers 1866/71. Il existe deux photographies de cet instrument, l'une où il est joué par une musicienne du Palais royal de Phnom Penh, l'autre, façon nature morte, parmi les instruments de l'orchestre mahori .
Ce qui est semblable :
Ce qui diffère :
Ce qui manque sur l'instrument :
À cette époque, à la cour du roi Norodom 1er, cette cithare était nommée takhe (តាខេ). Nous le savons grâce à un texte du français Jean Moura : “Le royaume du Cambodge” - 1883”.
La caisse de résonance est en bois de Jacquier. Le sillet, les chevilles, les pieds et les pièces décoratives sont en ivoire d'éléphant. La pièce entourant l'ouverture dans laquelle plonge les cordes est en étain (information MIM).
Il reste six frettes parmi les onze du départ. Si nous les numérotons à partir du sillet, il reste les frettes 3, 4, 5, 6, 8, 10. On perçoit, sur la photographie du plan général, des traces plus claires marquant l’emplacement des frettes manquantes.
L'instrument comporte cinq « ressorts-résonateurs », trois d'un côté, deux de l'autre. C’était une pratique à cette époque d’insérer ce genre de tige avec ressort dans la caisse de résonance des krajappi siamois.
Nous pensons pouvoir affirmer que cet instrument sort du même atelier que celui photographié par Émile Gsell à la cour royale du Cambodge. Il est fort probable que cet instrument ait été fabriqué par les Siamois et non par les Khmers. Jusqu’à 1866, date de signature du protectorat du Cambodge avec la France, le pays était sous domination siamoise : les maîtresses de danse du Palais étaient siamoises, on parlait à la fois siamois et khmer à la cour. Même la couronne déposée sur la tête du roi en 1866 a été fabriquée à Bangkok ! Jean Moura affirme que le niveau des artisans khmers était très bas au Cambodge à cette époque. Il est même probable que ce krapeu/takhe ait été fabriqué dans le même atelier que le chapei du Musée de la Musique de Paris et celui de la cour royale du Cambodge. Cette affirmation gratuite repose sur la haute qualité de facture.
Concernant l'histoire récente de cet instrument, nous savons par le MIM qu'il a été acheté à un propriétaire belge qui l'avait lui-même acheté auprès d'un antiquaire parisien.
Depuis septembre 2023, Sounds of Angkor s'est doté d'une équipe d'intuiteurs pour tenter de percer les mystères que la science ne sait résoudre. Pour en savoir plus, cliquez ici.
Nous avons donc tenté de glaner quelques informations sur le passé de cet instrument et sur sa fabrication. Les premiers résultats sont intéressants et pertinents. En attendant d’autres éléments, il semble se dégager qu’il a été fabriqué au Siam. Il ressort aussi que ce type d’instrument était fabriqué pour la cour (Siam, Cambodge) ou pour de hauts dignitaires, mais pas pour le commun des mortels compte tenu de la qualité de sa facture, des matériaux employés et par conséquent, de son coût. Il semble faire l’unanimité que cet instrument était joué par des femmes (ce que confirme l’iconographie tant au Siam qu’au Cambodge).
En 1930, lors de sa visite à la Cour du Cambodge, le roi Prajadhipok (Rama VII) de Thaïlande reçoit des mains du roi Sisowath Monivong plusieurs instruments de musique prestigieux, dont ce krapeu. Précieusement conservé depuis lors, il est désormais exposé au Musée National de Bangkok dans un parfait état de conservation. Toutes les pièces de couleur claire sont en ivoire.
Découvrez les deux chapei du roi Sisowath Monivong en cliquant ici. Merci aux conservateurs thaïlandais d'avoir protégé ce trésor !
En avril 2024, un krapeu historique est signalé à Sounds of Angkor par l’un de ses informateurs. Il semble provenir d’un atelier de facture instrumentale travaillant pour la cour royale du Cambodge entre la fin des années 1920 et février 1932.
Selon les informations recueillies, cet instrument a probablement été l’objet d’un transfert lors d’une cérémonie qui se déroula le 20 mars 1932 à la cour du Cambodge lors de la visite officielle du prince héritier Léopold III, alors représentant de son père, le roi Albert Ier de Belgique. L'instrument, orné des armoiries de la royauté khmère, aurait été offert au prince par le roi khmer Sisowath Monivong, lors de la remise du « Grand Cordon de l’Ordre Royal du Cambodge » et du « Brevet de Grand’Croix de l’Ordre du Mérite ». Les archives de la Maison royale de Belgique à Bruxelles conservent aujourd'hui ces documents. Ce cadeau diplomatique et ces distinctions faisaient suite à la distinction honorifique du « Grand Cordon de l'Ordre de Léopold » accordée l'année précédente, en 1931, par le roi Albert Ier à Sa Majesté Sisowath Monivong.
Bien que la traçabilité complète de l'instrument ne puisse être formellement établie faute de documents officiels, plusieurs éléments convergent pour étayer son origine royale :
En conclusion : bien que la traçabilité de l’instrument ne puisse être formellement établie faute de certains documents clés, de nombreux indices militent en faveur d’une origine royale de l’instrument et d'un échange diplomatique entre les royautés khmère et belge. Mes conclusions reposent sur le style d’époque, la démarche diplomatique attestée par les documents des archives royales de Belgique, ainsi que certaines similarités avec l’instrument offert au roi du Siam en 1930. Ainsi, cet instrument revêt-il une importance historique tant pour la Belgique que pour le Cambodge, témoignant de surcroît des bonnes relations diplomatiques entre les deux pays.
Les deux vidéos ci-dessous présentent respectivement un exemple de musique de mariage phleng kar et de musique mahori dont l'instrument principal est le krapeu.
Musique de mariage phleng kar. Kompong Cham.
Musique mahori. Bakong, Prov. Siem Reap.
L’orchestre mahori contemporain est d’influence thaïe mais très certainement créé par les Khmers angkoriens. C’est l’un des rares ensembles non rituels dédiés à usage récréatif. Il se compose ici d'une vièle bicorde tro sau, d’une cithare sur caisse krapeu, d’une cithare sur table khim, de cymbalettes chhing, d’un tambour skor daey.
Ces musiciens, filmés en 2006 au temple de Ta Prohm, sont des victimes de mines anti-personnel.