MAJ : 14 avril 2021
Dans la carrière d’un chercheur, il est parfois de belles histoires, voire des miracles !
Voici quelques années, je découvrais sur Internet la photographie couleur sépia d'une joueuse de chapei du Palais royal du Cambodge réalisée par le Français Émile Gsell vers 1871, après que le roi Norodom a transféré sa cour d’Oudong à Phnom Penh (dénommée ici : “joueuse de chapei 1”).
Je découvris plus tard une seconde image d'Émile Gsell (probablement 1866) sur laquelle on peut voir une autre joueuse de chapei, dans la même position et avec un instrument très proche du précédent (dénommée ici : “joueuse de chapei 2”).
Pour toutes informations concernant Émile Gsell, cliquez ici.
Fin mars 2018, je découvre que la "joueuse de chapei 1" avait été colorisée par la compagnie cambodgienne des eaux de boisson VITAL. L’image était séduisante mais la colorisation ne mettait pas en valeur les divers composants de l'instrument. Aussi je décidais, le 1er avril 2018, de réaliser ma propre colorisation, organologique cette fois. Il me manquait toutefois quelques éléments à propos des matériaux. Miraculeusement je découvris le jour même que le Musée de la Musique (Cité de la Musique, Philharmonie de Paris) possédait un chapei (ref. E.1177) mis en valeur grâce à de nouvelles photographies signées Claude Germain. En étudiant ces images, je découvris que l'instrument était similaire à ceux photographiés par Émile Gsell et les organes identiques. La cheville résiduelle était en ivoire.
L’instrument a été acquis le 25 décembre 1887, soit huit ans après la disparition d'Émile Gsell. On peut donc affirmer que cet instrument date de la période durant laquelle ces clichés ont été réalisés.
Nous allons maintenant confronter les détails organologiques de l'instrument avec les images d'Émile Gsell.
La première constatation que nous pouvons faire, est que l'instrument du Musée de la Musique de Paris est très proche de ceux photographiés par Émile Gsell. Nous pourrions presque affirmer que ces trois instruments sortent du même atelier. Nous n'avons toutefois pas les moyens de le prouver car, à cette époque, et depuis la fin du XVIIIe siècle si l'on croise les sources iconographiques cambodgiennes et siamoises, il y a une certaine standardisation des formes. C'est aujourd'hui encore le cas avec les quelques rares fabricants cambodgiens de ce début du XXIe siècle. En effet, ils répondent à une demande précise de la part des musiciens et n'ont pas le choix économique de proposer autre chose. Même si les individualités, parfois fortes dans le monde du chapei, s'expriment singulièrement, il y a une certaine standardisation du son des instruments, avec toutefois des différences vues du côté du spécialistes. Au premier coup d'œil, ces trois chapei de la fin du XIXe siècle sont structurellement et esthétiquement très différents de ceux des années 2010. La caisse de résonance a la forme du fruit du sapotier ; une autre interprétation veut qu'il s'agisse de la forme de la feuille de l'arbre de la Bodhi.
Les parties terminales sont très proches. La valeur de la courbe n'apparaît pas sur ces images prises de face. On verra cependant, plus loin, sur un troisième cliché d'Émile Gsell, qu'elle est semblable. Sur l'image du chapei 1, on remarque clairement la rainure centrale.
Les chevilles des trois instruments sont fines et élancées. Celles du chapei 1 sont blanchâtres (ivoire) avec une bague au milieu. Celles du chapei 2 semblent être en bois, mais il est difficile de l'affirmer compte tenu de la piètre qualité de l'image originale ; toutefois, si l'on compare leur teinte à celle des frettes, elles sont plus sombres. On retrouve, sur les chevilles des deux instruments de l'image du chapei 2, une protubérance au milieu, réalisée lors du tournage.
Sur les chapei des XVIIIe et XIXe siècles, l'iconographie montre clairement des frettes collées sur la table d'harmonie, à l'image de beaucoup de luths asiatiques anciens et contemporains.
Sur le chapei 1, une frette est collée à la lisière du manche et de la table d'harmonie et cinq autres en dégradé sur la table.
Sur le chapei 2, une frette est collée à la lisière du manche et deux frettes d'égale longueur sur la table d'harmonie.
Le cordier du chapei 2 est esthétiquement identique à celui de l'instrument du Musée de la Musique de Paris. On remarquera les deux rainures centrales. Notons qu'à cette époque, il n'existe pas, sur les cordiers, de dispositif “bruiteur”, à l'image des cithares et luths indiens ou du krapeu khmer.
Le cordier du chapei 1 est de couleur claire.
On peut apprécier ici la partie terminale du chapei ref. E.1177 sur les deux photographies de Claude Germain (Musée de la Musique, Philharmonie de Paris).
Cette photographie d'Émile Gsell montre des musiciennes de l'ensemble mahori de la Cour du roi Norodom, probablement de 1871. Le joueuse de chapei n'est autre que le personnage de la photo “joueuse de chapei 1”. Le manche du chapei apparaît sous un angle un différent, permettant d'apprécier sa longueur. Toutefois, nous ne nous prononçons pas sur la valeur l'angle de la courbe car les effets de perspective sur cette partie de l'instrument sont trompeurs. Nous avons d'ailleurs signalé, dans un autre article de ce site, que les peintres cambodgiens n'avaient pas totalement résolu la question de la perspective de la tête des chapei ; il semble que la photographie nous offre, elle aussi, bien des illusions d'optique !
Sur cette image, on constate qu'au moins deux instruments sont typiquement de facture siamoise : le tambour en gobelet (à l'extrême gauche) et la vièle à pique tricorde au centre. La comparaison avec des instruments conservés en Thaïlande (Musée National de Bangkok et Suan Pakkad Palace Museum) en atteste.
On sait que le roi Norodom (originellement nommé Ang Voddey), fils aîné du roi Ang Duong, a passé sa jeunesse à étudier à Bangkok, afin de renforcer les liens entre le royaume khmer et le Siam qui exerçait à cette époque encore sa suzeraineté sur le Cambodge. Ce souverain parlait donc le khmer et le thaï. Rien d'étonnant alors que tout ou partie des instruments de sa cour puissent être siamois. Se pose alors la question de leur dénomination au sein de la cour. Portaient-il des noms thaïs ou khmers ? On trouvera, dans la section “Le chapei du Musée de la Musique de Paris” des informations sur l'origine probable du chapei.
Mentionnons pour mémoire ces deux options (instruments de gauche à droite) :
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2012. Nous découvrons sur Internet la photographie du chapei d'Émile Gsell. Cette image, prise vers 1871, est fascinante et l'instrument joué par cette musicienne du Palais royal ne l'est pas moins. Commence alors à germer le rêve d'une reconstitution. Mais beaucoup de données nous sont inconnues. C'est alors qu'une enquête minutieuse, parsemée de belles rencontres et d'incroyables synchronicités, nous conduira au résultat final.
2016. Nous prenons contact, en 2016, avec le luthier de la Cour royale de Thaïlande à la frontière du Myanmar ; malheureusement sans succès car trop éloigné pour suivre un tel chantier depuis le Cambodge.
Décembre 2018. Rencontre “synchronique” à Luang Prabang (Laos) de Frédéric Gsell, descendant du photographe.
Avril 2019. Découverte de l'existence du chapei du Musée de Paris grâce à Frédéric Gsell, allait modifier notre projet initial. Par ailleurs, notre rencontre avec Nattapann Nuch-ampann (ณัฐพันธุ์ นุชอำพันธ์) facilita le processus de reconstruction, et notre visite du Musée Suan Pakkad de Bangkok fut décisive.
9 juillet 2019. Nous effectuons des relevés de l'instrument dans les réserves du Musée de la Musique de Paris.
27 octobre 2019. Nous remettons le plan, les cotes et les photographies à Leng Pohy, notre sculpteur partenaire à Siem Reap, puis décidons de construire deux chapei simultanément, le second permettant de corriger les erreurs commises sur le premier. Nous avons dû déroger à la voie puriste d'une reconstitution à l'identique pour des questions écologiques et légales en utilisant des matériaux de substitution. La caisse de résonance et le manche du chapei original sont en bois de beng : Afzelia xylocarpa, Craib. Nous l'avons remplacé par du thnong (Pterocarpus macrocarpus, L.). La table d'harmonie est en roluoh (Erythrina orientalis, L.), nous l'avons replacée par la même essence que la caisse. À l'origine, les chevilles d'accordage et le sillet étaient en ivoire d'éléphant, disponible à profusion au XIXe siècle, nous les avons remplacé par du bois de kranhung: (Dalbergia cochinchinensis, Pierre ). Les frettes de l'instrument original ont disparues mais il semble, d'après note recherche au Suan Pakkad Palace Museum de Bangkok, qu'elles étaient en bois, surmontées de bambou. Faute d'autre source tangible, nous avons décidé de suivre cette voie.
La première opération délicate consistait à bander la tête. Leng Pohy a autrefois construit des chars à bœufs pour lesquels il apprit à réaliser cette opération. Pour l'instrument original du Musée de la Musique de Paris, notre expertise a démontré que la tête avait été bandée et qu'il en résultait une légère déviation de l'axe de la tête par rapport au manche. La bois avait gauchi. Dans notre expérience, le même phénomène s'est produit, toutefois dans une moindre mesure. Pour cette reconstitution, nous avons décidé d'utiliser des outils modernes (scies à ruban et circulaire, perceuse, ponceuse). Deux sculpteurs chevronnés ont apporté leur contribution pour le chevillier, le manche et le cordier. L'opération la plus délicate fut le perçage du chevillier pour l'insertion des quatre chevilles, car elles devaient être à la fois parallèles deux à deux et sur le même plan. Trois personnes ont été nécessaires pour assurer le maintien de l'instrument et le contrôle des deux axes de perçage.
Philippe Brousseau, fondateur de Jayav'Art à Siem Reap, a réalisé le médaillon au dos de la caisse de résonance du chapei du Musée de la Musique de Paris. Le dessin original a été transféré par décalque sur une planchette de bois enduite de gesso puis recouverte de laque.
24 février 2020. Le second chapei est officiellement terminé. Ainsi, entre la découverte par nous-même de la photographie du chapei d'Émile Gsell en 2012 et la reconstruction finale, sept années se sont écoulées. Nous avons beaucoup appris de cette expérience.
Le 1er mars 2020, Pich Sarath inaugure le chapei de la photographie d'Émile Gsell à l'hôtel Rosewood de Phnom Penh lors d'une session privée. Ces deux vidéos immortalisent ce moment.
Pich Sarath joue le chapei solo
Pich Sarath joue le chapei et chante