MAJ : 19 mars 2021
Trompes et cornes (ou olifant) sont des aérophones anche labiale. Dans la majorité des cas, la qualité de la sculpture ne permet ni une identification organologique précise, ni une détermination formelle du matériau. Ceci est peut-être dû à la simplicité structurelle de certaines d’entre elles : simple corne de vache, de buffle ou de bovidé sauvage dont la pointe a été sectionnée et percée avec un fer incandescent, bambou… Certaines trompes prestigieuses ont probablement été réalisées à partir de défenses d'éléphants ; l'ethnographie mondiale en témoigne. Il existe toutefois une exception. Les plus belles trompes sont visibles sur la scène du Défilé Historique de la troisième galerie sud, aile ouest, d'Angkor Vat. Il semble s’agir d’instruments métalliques compte tenu de leur longueur, de leur courbe et de la forme particulière de leur pavillon.
À l’instar des conques, leur organisation fonctionnelle élémentaire est la paire (ou le couple ?), qui pouvait se dupliquer à l’envi comme c’est toujours le cas dans l’Inde contemporaine. On retrouve ce système de parité des trompes et des conques dans les orchestres bouddhistes tibétains.
Dans la scène du Défilé Historique, on voit deux grandes trompes et deux petites, l’une de profil et l’autre de face.
On ne distingue toutefois de cette dernière que l’embouchure et le départ du tube, juste derrière le point de fixation du grand tambour à son portant. Les grandes trompes et la petite présentent
un rapport de longueur de un à deux. Si nous prenons pour taille moyenne des individus 1,65 m, la dimension totale des grandes trompes avoisinerait les 1,30 m et les petites 0,65 m.
La grande trompe à l’extrême gauche et la petite vue de profil montrent une embouchure conique, représentation rare. Sur les grandes trompes, la première section du tube est droite et le pavillon
courbe, en forme de gueule de makara stylisée. Sur le tube partant de la bouche jusqu’à la base du pavillon, on ne distingue aucun raccord, ce qui est pourtant le cas sur la plupart des
grandes trompes asiatiques, démontables ou télescopiques. Ce raccord est peut-être dissimulé par la main gauche des musiciens. Sur la petite trompe vue de profil, apparaissent deux séries de
stries, une première au-dessus des mains du musicien, une seconde à la base de l’évasement du pavillon.
Proposition de reconstitution des grandes trompes. Cuivre martelé, bagues et bordures décoratives en laiton. © Patrick Kersalé.
Proposition de reconstitution des petites trompes. Cuivre martelé, bagues et bordures décoratives en laiton. © Patrick Kersalé.
Les autres trompes de la troisième enceinte, galerie ouest, aile sud, d’Angkor Vat sont des instruments légèrement courbes, effilés, avec un pavillon non évasé en forme de gueule de makara. Il est difficile de dire s'il s'agit de trompes ou de cornes (olifants) et d'en définir le matériau.
On trouve, dans la galerie nord d’Angkor Vat, des trompes similaires à celles de la galerie sud, aile ouest (XIIe s.). On peut notamment y voir une embouchure circulaire représentée de face. Ces instruments semblent métalliques.
On trouve aussi, fait n’apparaissant que dans la partie XVIe siècle de la galerie nord d’Angkor Vat, des trompes doubles jouées aux côtés d’instruments à conduit unique. S’agit-il de deux trompes indépendantes soufflées simultanément ou bien réunies en une seule embouchure ?
L’iconographie XVIe siècle de la galerie nord d’Angkor Vat fait aussi apparaître quelques rares trompes en
forme de C, de médiocre qualité d’exécution, peut-être là encore en corne de buffle ou en métal. Toutefois, compte tenu de l’imprécision du trait, il ne semble pas judicieux de nous attarder plus
longtemps sur ces bas-reliefs.
On rencontre en Inde et au Népal des trompes métallique en forme de C, toujours utilisées.
Trompe en forme de C. Victoire de Krishna sur l’Asura Bāna. Angkor Vat. Galerie nord, aile est. XVIe s.
Paire de trompes narsingha des Damaï. Considérées comme auspicieuses, elles sont ici jouées dans une procession de mariage à travers la ville de Bhaktapur (Népal).
Au Bayon, la plupart des représentations de trompes sont de piètre qualité. Les embouchures sont invisibles ; parfois même, l’instrument entre dans la bouche.
Un bas-relief du Bayon montre une trompe atypique par rapport au reste du corpus. Son pavillon est de forme conique, peut-être une calebasse emboîtée sur un bambou ou plus simplement une trompe métallique ?
Plus atypique encore, une trompe à la forme énigmatique constituée d’une juxtaposition de sphères de taille croissante ne correspondant à aucun modèle répertorié par ailleurs. Il pourrait s’agir d’une trompe en bambou de l’espèce Bambusa vulgaris Wamin. Ironie de l’histoire, c’est en visitant le tombeau de Jean Commaille, à quelques pas du Bayon, dont l’accès est bordé de cette espèce de bambou, qu’a jailli la solution ! Ce bambou n'est pas naturellement creux. Il faut donc l'évider pour le transformer en trompe. Il en existe deux occurrence au Bayon (galerie est, aile sud).
Nous avons intitulé cet rubrique “La” trompe de Banteay Kdei car il s'agit de la seule iconographie musicale de ce temple de la fin du XIIe s. Nous devons cette découverte à Élaine Selmanot, alias Œil de Garuda, en 2021 ! Il nous a fallu plus de dix avant de remarquer ce fronton situé dans un lieu sombre et sans recul… Même les Shivaïstes qui, après le règne de Jayavarman VII, détruisirent toutes les représentations de l'Éveillé, l'ont oublié. C'est peu dire !
La scène représente l'éveil du Bouddha sous l'arbre de la Bodhi flanqué de deux éléphants avec leur cornac. Sous le Bouddha, des soldats déposent armes et boucliers pour se prosterner. Derrière l'éléphant de droite, un joueur de trompe annonce l'évènement. On remarquera la cloche au cou de chaque pachyderme.
Le fronton de la porte d'entrée ouest du temple de Preah Khan montre l'affrontement des armées de Ream et de Krong Reap. En bas, au centre, un singe souffle dans une corne (olifant). De part et d'autre, deux porteurs de grand tambour et un tambourinaire. L'instrument n'est pas visible car caché par le tambourinaire, une problématique récurrente diversement traitée selon les temples.
Le seul terme qui semble désigner les trompes est tūrya (tūrrya), à la fois en sanskrit et en vieux khmer. Ce terme a été traduit par les épigraphistes par « ensemble d’instruments de musique » dans le sens orchestral. C’est notamment le cas chez G. Cœdès pour la stèle de fondation de Pre Rup (961 A.D.).
*Cœdès G. 1937 - IC I, p.103:CCLXXXIV.
Texte sanskrit
suvarṇṇabhogī maṇirāśisāndras
samudravat tatparikalpito smin
velāvivṛddho stv anatītya deva-pūjāvidhis tūryyaravormminādaḥ
Traduction française originale
Que dans lʼavenir le culte des dieux, fixé ici par lui, pourvu dʼor, plein dʼune quantité de joyaux, ayant pour bruit des vagues le son des instruments de musique, soit comme lʼocéan augmenté par le temps [ou : le flot].
Traduction française révisée
Que dans lʼavenir le culte des dieux, fixé ici par lui, pourvu dʼor, plein dʼune quantité de joyaux, ayant pour bruit des vagues le son des trompes, soit comme lʼocéan augmenté par le temps [ou : le flot].
Les inscriptions de la fondation du temple de Lolei (fin IXe s.) offrent huit listes dans lesquelles il est question de joueurs de tūrya (turyya), au nombre de cinq sur sept occurrences et de quatre sur la huitième. L’inscription du temple de Prasat Kravan (921 A.D.) cite quant à elle trois joueurs de tūrrya. Ce qui frappe dans l’ensemble de ces exemples, c’est l’assimilation du nom de l’instrument à celui des musiciens. En effet, pour les instruments à percussions et à corde(s) existe une terminologie spécifique qualifiant le musicien, respectivement « joueur d’instrument à percussion » et « joueur d’instrument à corde(s) ». Or dans le cas de tūrya, instrument et musicien se confondent. Il est troublant de constater qu’il en est de même en français où trompette au féminin désigne l’instrument et au masculin, le musicien.
Il existe deux qualités de cornes de buffle : légères et lourdes, toutes proportions gardées. Les premières sont privilégiées car seule l'extrémité de la pointe de la corne est remplie de matière.
Après avoir sectionné l'extrémité de la corne, le fabricant met au feu au moins deux à trois fers afin de fluidifier le travail. Il ouvre le conduit d'insufflation millimètre par millimètre. Puis l'embouchure est usinée afin de faciliter l'insufflation sans blesser les lèvres. La corne est ensuite néttoyée et polie avec du papier de verre. Autrefois, le polissage était peut-être réalisé avec de feuilles végétales sauvages aujourd'hui encore connues des populations forestières. Un modèle a été réalisé en adjoignant un bordure en cuivre avec un décor lotiforme.
Fabrication d'une “corne” en corne de buffle avec monture en cuivre.