MAJ : 3 décembre 2023
Le tambour-hochet était un objet utilisé par les officiants religieux hindous pour ce que nous en savons. Nous ignorons si les bouddhistes khmers de l'époque de Jayavarman VII l'utilisaient. De nos jours, il est encore employé par les moines bouddhistes tibétains sous la forme d’un sablier en bois rappelant l'instrument composé de deux calottes crâniennes réunies par leur sommet, autrefois d’usage courant.
Grâce à l'épigraphie, nous connaissons avec certitude deux noms sanskrits, ḍamarin et ḍamaru डमरु, mais sa dénomination en vieux khmer demeure incertaine.
Quant à l'iconographie, il nous a fallu attendre le 4 juillet 2020 pour découvrir une représentation khmère.
Attribut du dieu hindou Śiva, le tambour-hochet, appelé aussi tambour à boules fouettantes, apparaît dans l’une de ses mains lorsqu’il est représenté sous son aspect cosmique Śiva-Naṭarāja ou “Roi de la danse”.
Les bouddhistes tibétains continuent de l'utiliser lors de leurs cérémonies.
Au Népal, les bouddhistes newars et des marchands ambulants de la vallée de Kathmandu s’en servent encore.
Au Cambodge, on distingue, pour la période angkorienne, deux types de tambours-hochets : sur cadre et en forme sablier. “Sur cadre” signifie que l'épaisseur de la caisse de résonance est inférieure à son diamètre ; cette physionomie diffère donc du sablier de Śiva-Naṭarāja. Le décor des exemplaires retrouvés en fouilles est proprement khmer. Ils possèdent une poignée. Plusieurs instruments de ce type, en bronze, nous sont parvenus entiers ou de manière parcellaire. Ils appartiennent aujourd’hui à des musées ou à des collections privées.
L'instrument ci-contre était en vente au Marché russe (Phsaar Tuol Tom Pong) de Phnom Penh en 2012. Sa provenance exacte est inconnue. Expertisé par le Musée National du Cambodge, il fut aussitôt rapporté au vendeur au prétexte qu'il s'agissait d'un faux ! Nous pensons au contraire qu'il s'agit d'un instrument authentique compte tenu du rapport entre la complexité de sa fabrication, du prix dérisoire auquel il était proposé et de son unicité. En effet, lorsqu'il faut fabriquer un tel objet, neuf et vieilli, son coût s'avère bien supérieur. Il a aujourd'hui disparu de la circulation mais nous avons eu le temps de le photographier.
Son sommet est orné d'une fleur de lotus en bouton constitué de fines feuilles de bronze superposées à la manière des pétales véritables. Le centre du pourtour de la caisse de résonance est garni de grelots. Les deux membranes étaient attachées grâce à un jeu de passants tubulaires. Le haut du manche est orné de deux nāga. On ne voit pas d'anneaux où auraient dû s'attacher les boules fouettantes.
Cet autre tambour-hochet sur cadre appartient au dépôt archéologique du Vat Reach Bo à Siem Reap. Seul le cadre subsiste. Dans l'orifice central venait se ficher une poignée. Une rangée pourtournante de petits trous permettait la fixation de la peau. Deux anneaux solidaires du fût recevaient les cordelettes à boule.
Tambour-hochet en bronze découvert dans la zone de Banteay Chhmar.
Dépôt de Vat Bo, Siem Reap. Ref. 2007-1-2129.
Proposition de reconstitution du tambour-hochet en bronze ci-contre par Patrick Kersalé.
Le tambour-hochet sur cadre du Musée Guimet est, à notre connaissance, le plus prestigieux de tous les instruments retrouvés dans des fouilles authentifiées. Il est surmonté d’un grand personnage masculin assis jambes croisées, entouré de quatre autres, féminins et plus petits, tenant entre leurs mains jointes une fleur de lotus en bouton. L’extérieur de la caisse de résonance est ornementé de rangées de denticules. Les deux pourtours circulaires comportent une série de trous permettant la fixation des membranes. Deux anneaux latéraux formant le bec de deux Garuda recevaient les fils reliés aux boules fouettantes. Au pied de chaque Garuda se trouve un nāga.
Sounds of Angkor a reconstitué cet objet en 2019-2020 en s'inspirant, pour le montage final, du damaru du Musée National de Bangkok (voir ci-après).
Cet instrument khmer appartient au Musée National de Bangkok. Il est dénommé glong banthoh (กลองบัณเฑาะว์) en thaï.
Le somment, la caisse de résonance et la partie du manche surmontée de quatre Garuda sont en bronze. La pièce située entre la caisse de résonance et le sommet est en bois, de même que la poignée emmanchée. La peau (chèvre ou biche ?) est fixée avec des clous métalliques. Les boules fouettantes sont constituées de deux pierres polyédriques. L'ensemble mesure 57,5 cm.
Pour jouer, l'officiant devait saisir la partie comprenant les Garuda et agiter les boules dans un mouvement de rotation.
Un autre tambour-hochet, en forme de sablier, appartient lui aussi au dépôt archéologique du Vat Reach Bo de Siem Reap. Au moment de son étude par Sounds of Angkor, il était en deux parties identifiées par deux références. Le rapprochement des deux fragments et l'identification de cet objet comme tambour-hochet revient à Sounds of Angkor. Sa surface est recouverte de décors lotiformes. À l'heure actuelle (2018), il semble avoir disparu des collections…
Tambour-hochet en forme de sablier découvert dans la zone de Banteay Chhmar.
Dépôt de Vat Bo, Siem Reap. Ref. 2007-1-2130+2132.
Durant de nombreuses années, nous (Patrick Kersalé) avons exploré les temples khmers, dont certains, comme Angkor Vat et le Bayon, presque centimètre-carré par centimètre-carré. Nous avons spécifiquement cherché une représentation de tambour-hochet entre les mains des prêtres hindous, personnages dont il existe des centaines de représentations, mais en vain. Ils tiennent seulement, concernant les outils sonores, des clochettes à main, simples ou surmontées d'un demi-vajra et des arbres à cloches. On peut aussi voir, entre leurs mains, des chapelets, des éventails et des manuscrits sur ôles de palmier. En désespoir de cause, nous avons décidé d'utiliser d'autres moyens d'investigation : l'exploration de la connaissance stockée dans le champ quantique ! Une première.
Le 3 juillet 2020, nous nous sommes connecté à cette “mémoire cosmique”. En quelques minutes seulement, nous avons obtenu une réponse : “Il existe une représentation de tambour-hochet sur un fronton du quart sud-est intérieur du Bayon”. Le 4 juillet au matin, nous partons, notre amie Œil-de-Garuda et nous-même sur les lieux. Aussitôt arrivés, Œil-de-Garuda identifie un objet inhabituel sur un fronton du quart sud-est, côté est. Nous n'avions jamais prêté attention à ce fronton en majeure partie détruit.
La qualité de la sculpture est grossière. Il semble s'agir d'une “retaille” de la période de réaction shivaïte qui suivit la mort du roi Jayavarman VII. Le centre du fronton semble avoir été détruit par l'érosion hydraulique, mais nous n'excluons pas que des images bouddhiques aient été détruites par les brahmanes shivaïtes. Sur la gauche, se tient un brahmane dont la sculpture est assez grossière. Il tient un objet constitué d'un manche, surmonté d'une pièce cylindrique. Sur la face du cylindre, deux traits verticaux parallèles ; sur sa gauche subsiste une trace qui pourrait être celle d'une boule fouettante. Bien entendu, dans la réalisation de ce type d'objet, la cordelette et la boule sont les points faibles qui n'ont pas survécu aux dommages du temps, si toutefois ils ont existé. La position des deux mains ne ressemble à rien d'autre de connu dans la sculpture angkorienne.
La forme de l'objet et les deux traits verticaux sur la face du cylindre rappellent non pas les objets archéologiques décrits ci-avant, mais un autre type de ḍamaru dont nous n'avons pas parlé car, même si nous en avons vu de nombreuses copies ou interprétations chez les antiquaires, nous n'avons encore jamais pu identifier d'objet original.
Compte tenu de la position des mains, il semble que ce soit la main droite qui imprime le mouvement de rotation, la gauche se contentant de maintenir le tambour en position. Nous avons nous-même réalisé ce mouvement avec un objet de taille similaire, cela fonctionne parfaitement.
L'image d'un tambour-hochet à fente a été publiée en 2017 dans un ouvrage en japonais sous-titré en anglais “The Path of Angkor Wat”. Il mesure 25,2 x 13 x 12 cm. Les commentaires accompagnant l'objet ne nous apprennent rien du lieu de sa découverte ou de son rôle. Il mentionne simplement la forme en X au milieu du cadre qui n'est pas sans rappeler celle des grelots angkoriens.
Ajoutons que cet objet comporte des décors lotiformes. Son manche, à l'instar de l'instrument du Musée Guimet, est creux. Sur la tranche du cadre, le trou de suspension d'une des deux boules fouettantes.
L'identification de ce premier damaru au Bayon nous a permis de comprendre ce qui suit :
La découverte et l'identification du damaru relèvent à la fois des points 2 et 3. Nous avions ignoré ce fronton. Et quand bien même nous l'aurions pris en compte, rien ne prouve que nous aurions su y reconnaître un damaru avec son long manche. La découverte de tambours-hochets en fouilles nous avait orienté vers des objets sans manche ou avec un manche court en bronze. L'exemplaire du Musée National de Bangkok, avec son long manche en bois, et celui du Musée Guimet auquel, au cours de notre copie/reconstitution nous avons adjoint un manche selon les proportions de celui de Bangkok, ont contribué à cette identification quasi formelle.
Fort de cette découverte, nous avons continué à parcourir l'iconographie angkorienne, à la fois sur le terrain et dans notre base de données photographique constituée de milliers d'images.
Le 7 août 2020, notre amie Œil-de-Garuda (encore elle !) attire notre attention sur un haut-relief du Preah Khan d'Angkor tapis dans l'ombre ; il semble s'agir d'un tambour-hochet vu de face, même si le doute subsiste.
Dans son article cité en référence, Mireille Bénisti identifie ce haut-relief du Preah Khan d'Angkor comme une scène inspirée du Sîlânisanisa-jâtaka.
Les Jātakas (les “Nativités”) comportent quelque cinq cents récits, en prose mêlée de vers, où sont contées les aventures édifiantes vécues par le futur Buddha au cours de ses vies antérieures. On l'y voit assumer les formes les plus diverses (animales, humaines ou divines) selon les lois de la transmigration (saṃsāra) : chaque fois, il annonce, par un acte de morale héroïque, la perfection qui sera la sienne lorsqu'il s'incarnera pour la dernière fois dans la personne du prince Siddhārtha, pour devenir le Buddha. En fait, la matière première des Jātakas est celle des contes mettant en scène des personnages — animaux ou hommes — communs à toute la tradition indienne ; elle est connue dans la littérature sanskrite dans des ouvrages tels que le Pañchatantra (Pañcatantra), le Hitopadeśha, le Kathāsaritsāgara. La forme même des Jātakas, où les strophes gnomiques s'insèrent dans le récit en prose pour en exprimer la morale, se retrouve telle quelle dans le Pañchatantra ; elle existait déjà dans certains textes védiques, ce qui montre bien que les Jātakas font partie intégrante de la culture brahmanique, malgré leur rattachement au canon bouddhique.
Dans l'embarcation à proue en forme de tête de Garuda très stylisée, une divinité aux longues oreilles, d'une taille plus qu'humaine, pointe de son index l'horizon en direction de la poupe. Elle porte un sampot et une étole sur l'épaule gauche, à la manière des moines bouddhistes. Rames et gouvernail sont levés, indiquant une arrivée proche à l'embarcadère. À terre, un brahmane agenouillé tient le trident de Shiva. Derrière lui, un personnage au dos vouté, porte une offrande.
À gauche de la divinité, un personnage tient un objet non identifié. Derrière la proue, un personnage portant une couronne, un collier, des brassards et des pendants d'oreilles, tient dans sa main droite un objet que nous identifions comme un probable damaru. On voit un manche se terminant par un cylindre court à l'horizontal, lui-même surmonté d'un volume semi-ovoïde (bouton de lotus ?). La main gauche du personnage n'existe pas ou plus, nous privant d'un indice précieux relatif à son rôle éventuel dans la rotation de l'objet, à l'instar du damaru du Bayon. Manquent aussi les deux boules fouettantes, mais il est probable, eu égard à leur faible taille et leur dispositif de suspension à une ficelle, qu'elles n'aient jamais été représentées dans ce haut-relief.
Se pose enfin la question de la place de ce tambour dans le contexte de la scène. Rappelons que le damaru est l'un des attributs de Shiva Natarāja (Shiva dansant, ce que n'est pas ce personnage il va de soi). Il est possible que ce haut-relief ait été sculpté après la mort du roi Jayavarman VII, au moment où les brahmanes shivaïtes réinvestissent le Preah Khan, le faisant passer du statut de sanctuaire bouddhique à celui de temple hindou shivaïte. Peut-être faut-il entrevoir une relation entre le damaru et le brahmane agenouillé sur la rive avec le trident de Shiva ? Le damaru, en tant qu'objet sonore, pourrait être vu comme un avertisseur sonore de l'arrivée de la divinité.
Cette identification demeure pour l'heure une hypothèse de travail.
Bénisti Mireille. III. Notes d'iconographie khmère : I. Deux scènes nautiques. In: Bulletin de l'Ecole française d'Extrême-Orient. Tome 51 N°1, 1963. pp. 95-98. (Persée)
Nous l'avons dit en préambule, le tambour-hochet, attribut de Shiva, est dénommé ḍamarin ou ḍamaru dans les textes sanskrits de l'Inde. En revanche, dans les textes en vieux khmer, il n'est pas clairement identifié, tout du moins en tant qu'attribut du “roi de la danse” नटराज naṭarāja. Tentons toutefois d'identifier les occurrences probables.
L'inscription K. 659 a été publiée et traduite par George Cœdès dans son Tome V des “Inscriptions du Cambodge”. Elle mentionne un instrument dénommé et translittéré hūdūka par l'auteur.
En introduction, G. Cœdès écrit ceci : “Pràsàt O Roṃduol est une tour située à 5 kilomètres au sud-ouest du village de Kantûot dans Mlu Prei. Elle a été visitée pour la première fois par H. Parmentier en 1929. Le piédroit nord de la porte orientale a reçu une inscription de 30 lignes khmères suivies de 2 lignes sanskrites. Le texte bien conservé reproduit une ordonnance royale de 890 ç. (968 A. D.), première année du règne de Jayavarman V, relative aux redevances et aux biens fonciers et mobiliers d'un Çivalinga.”
Voici le fragment de texte concernant la musique et la danse (K. 659:17) :
tūryya tiṇ toṇ rām cryaṅ gandharvva hūdūka çikharā
Afin de mieux appréhender le contexte, nous donnons ci-après la totalité du segment 17 :
“1 je (mesure) de riz décortiqué pour le sacrifice quotidiennement, les accessoires de l'ablution quotidiennement, le pançagavya, beurre fondu, lait caillé, lait, mélasse, coco, parfum, onguent, luminaire, encens, bétel, noix d'arec, musique à corde et à percussion, danse, chant, musiciens, tambourins (hūdūka), çikharā.”
On voit clairement ici qu'il s'agit d'objets et de serviteurs dédiés à la vie religieuse du temple.
Le terme tūryya est traduit par “musique à corde”, ce qui semble être un contresens. Nous nous en sommes expliqué dans ce chapitre. Selon nous, ce terme désignerait des trompes ou des cornes soufflées pour signaler, à l'extérieur du temple, les temps cérémoniels. Cette occurrence, orthographiée tūrya, apparaît plus clairement dans les listes de Lolei. L'autre raison qui pousse à ne pas retenir cette traduction est liée à la relation hiérarchique des listes d'objets et de serviteurs. Ici, la hiérarchie est parfaitement respectée entre rām cryaṅ gandharvva (danse, chant, musiciens) à l'instar des listes de Lolei que nous avons étudié plus en profondeur et qui demeurent notre référence compte tenu de leur répétitivité et de leur logique. Ainsi, dans cette inscription, gandharvva pourraient représenter les musiciens à corde puisque les instruments eux-mêmes (cithare et harpe) ne sont pas cités. Concernant tiṅ toṅ, G. Cœdès mentionne en note de bas de page que cela “correspond aux noms d'agents thmiṅ thmoṅ”. Ce couple de noms onomatopéiques semble correspondre, dans la terminologie musicale traditionnelle des Khmers contemporains, au son produit par les deux gongs de l'ensemble kong skor (kantoam ming). Ce terme semble donc avoir une relation directe avec des percussions (mais pas des gongs à bosse qui n'existaient pas à cette époque jusqu'à preuve du contraire).
Quant à hūdūka, il semble s'agir d'un tambour en forme de sablier. Il est parfois cité dans les listes sanscrites parmi les instruments de musique à usage martial. Il appartient à une famille d’instruments du sud de l’Inde portant des noms similaires : udukkâ, udhakka, edakkha, edakka, idakka, idaykka, hudak, udaku, udukku, udukkai. Tous sont en forme sablier même si leur technologie et leur taille diffèrent. Compte tenu du grand nombre d'instruments similaires nommé à partir d'une même racine, le tambour hūdūka de ce texte pourrait être un tambour-hochet en forme de sablier, ainsi qu'il est représenté entre les mains de Shiva Naṭarāja. À moins qu'il n'ait une autre forme. En effet, la dénomination des instruments de musique est parfois attachée à leur fonction plutôt qu'à leur forme. On notera à ce propos qu'il n'existe, à notre connaissance, aucune occurrence de tambour-hochet en forme de sablier dans la statuaire khmère représentant les danses de Shiva, bien que nous en connaissions un tambour réel retrouvé dans les fouilles (voir plus haut, ref. 2007-1-2130+2132.). Les Khmers angkoriens l'ont replacé par d'autres instruments, joués soit par Shiva lui-même, soit par d'autres divinités (Brahma, Vishnu, Ganesha), soit encore par des musiciens célestes.