L'usage traditionnel des tambours de bronze s'est considérablement raréfié au cours du XXe siècle en l'Asie du Sud-Est continentale. Les cours royales du Cambodge et de Thaïlande ont toutefois conservé, à l'intérieur de leurs palais respectifs, des instruments joués lors des grandes occasions, comme le couronnement ou les funérailles du monarque. Les deux cours en question sont de même essence, celle de l'Empire khmer, mais leurs tambours proviennent du Myanmar (ex-Birmanie) puisqu'aucun des deux pays utilisateurs n'en a jamais fabriqué, si ce n'est depuis quelques années pour le marché touristique. En Thaïlande, de très impressionnantes cérémonies sont célébrées pour les esprits protecteurs des instruments et des honneurs militaires leur sont rendus !
Textes : Patrick Kersalé 2022-2024. Dernière mise à jour : 12 octobre 2024.
SOMMAIRE
DOCU : L'odyssée des tambours de bronze
Les tambours de bronze de la cour du Cambodge
. Tambours de bronze aux funérailles du roi Norodom Suramarit
. Tambours de bronze aux funérailles du roi Norodom Sihanouk
. Les tambours de bronze du Palais Royal de Phnom Penh
. Usage des tambours de bronze chez les voisins du Cambodge
Les tambours de bronze de la cour de Thaïlande
. Un tambour de bronze lors du bain de purification du roi Rama VII
. Tambours de bronze aux funérailles du roi Rama VIII
. Tambours de bronze aux funérailles du roi Rama IX
. Tambours de bronze au couronnement du roi Rama X
. Honneurs militaires et religieux aux tambours de bronze
. Changement de vêtement du Bouddha d'Émeraude à Bangkok
Jacques de Guerny a fait un tour d'Asie des tambours de bronze et publié l'ouvrage Les tambours de bronze de l'Asie du Sud-Est dont la version anglaise se trouve sur le site bronze drums ; une section est dédiée aux tambours de bronze du Cambodge. Un film documentaire, L'odyssée des tambours de bronze, a été réalisé par Sounds of Angkor avec la participation centrale de Jacques de Guerny. Cette page constitue un complément à ses recherches.
L'odyssée des tambours de bronze. VF. La partie traitant du Cambodge se trouve à 29'34".
Des tambours de type Đông Sơn, originaires du nord de l'actuel Vietnam, ont été retrouvés au Cambodge dans des tombes. Mais depuis cette période ancienne, nous n'avons découvert aucune occurrence de tambours de bronze dans les fouilles archéologiques angkoriennes et aucun bas-relief des temples de cette époque ne représente de tels objets.
La première réapparition connue des tambours de bronze au Cambodge l'est grâce à deux archives vidéos tournées lors des funérailles des rois Norodom Suramarit (1960) et Norodom Sihanouk (2013). Elles nous ont permis de détecter, dans chacune d'elles, la présence d'un couple (ou paire) de tambours de bronze de technologie birmane, de type Heger III selon la classification de Franz Heger.
Dans la procession funéraire du roi Norodom Suramarit, on voit clairement deux tambours flambant neufs. Ils ne semblent recouverts ni de peinture dorée ni de feuilles d'or, il s'agit de bronze à l'état brut, sans corrosion. Le tympan comporte une étoile centrale et quatre couples de grenouilles copulantes formant un carré. Deux poignées permettent son transport. Sur le côté, depuis la base du pied, on compte six éléments décoratifs, soit, de bas en haut : (1) moyen, (2-3) gros et (4-5-6) petits. Le fût est décoré de sillets pourtournants à l'exception d'une bande vierge située ente les éléments de décor 2 et 5.
Les tambours sont fixés à un support sobre permettant de les poser sans qu'ils touchent le sol. Ils sont portés par deux hommes qui se suivent et frappés avec une unique mailloche par un troisième, marchant latéralement.
Le protocole des funérailles du roi Norodom Sihanouk a été calqué sur celui de son père, Norodom Suramarit. Mais cinquante-trois années s'étaient écoulées entre les deux évènements, laissant peu de chance à la mémoire vivante de faire son œuvre. Les archives ont dû être consultées par les organisateurs.
Dans la procession, devant les minorités ethniques du Ratanakiri frappant les gongs, deux tambours de bronze de technologie birmane sont installés sur un support, lui-même posé sur une charriot à roulettes. Le support est sculpté et coloré de peintures dorée et rouge carmin. Après examen des images, on constate qu'il s'agit des deux tambours utilisés lors des funérailles du roi Norodom Suramarit ; ils se sont patiné d'oxyde de cuivre. Ils sont aujourd'hui exposés dans la Salle du Trône du Palais Royal de Phnom Penh.
Dans la salle du trône du Palais Royal de Phnom Penh se trouvent deux tambours de bronze dont les tympans sont fissurés. Nous avons comparé les images ci-dessous à celles du film des funérailles des rois Norodom Suramarit et Norodom Sihanouk et confirmons qu'il s'agit des mêmes instruments. Depuis les funérailles, le fût des deux tambours a été peint de manière bicolore, or et rouge carmin, à l'instar de leur support. Le tympan s'est patiné de vert-de-gris.
Nous ne disposons d'aucune information sur l'origine de ces tambours. Seule l'interrogation des prêtres hindous (baku) du Palais Royal pourrait nous donner une chance d'en apprendre plus. Nous n'avons pas trouvé non plus d'autres exemples de l'emploi des tambours de bronze pour les funérailles royales antérieures à celle du roi Norodom Suramarit.
La cour du Cambodge n'est pas la seule à utiliser les tambours de bronze. L'actuelle cour de Thaïlande en fait aussi usage. Quant à l'ex-cour royale de Luang Prabang (Laos), nous n'avons pour l'heure trouvé aucune occurrence de l'utilisation des tambours de bronze. Le Palais Royal, aujourd'hui transformé en musée, en possède pourtant un grand nombre, tous de technologie birmane (Heger III).
Selon l'historiographie du Siam et de la Thaïlande, les tambours de bronze (mahorathuek, มโหระทึก) sont utilisés à la cour depuis le règne du roi Rama Ier (1782 à 1809) pour le couronnement du roi, ses funérailles et la cérémonie de changement de l'image du Bouddha d'Émeraude.
Nous avons réuni quelques archives pour illustrer leur usage. Nous les présentons dans l'ordre chronologique de l'histoire du Siam puis de la Thaïlande (à partir de 1939).
Le plus ancien témoignage iconographique concernant l'usage du tambour de bronze remonte au 25 février 1926, date du couronnement du roi Prajadhipok (Rama VII). Si, et seulement si, le séquencement des images est avéré, au moins un tambour de bronze aurait été joué lors du bain de purification du roi. Il est suspendu à un support posé au sol et frappé par roulement avec deux mailloches. Dans la vidéo disponible ci-dessous, nous présentons deux ralentis successifs du fait de la brièveté de la séquence.
Cette cérémonie est extraordinaire sur le plan historique car elle fait référence à la fois aux croyances venues de l'Inde des brahmanes et à celles des royaumes qui existaient voici 2500 ans autour du Fleuve Rouge (sud de la Chine et nord du Vietnam).
Du point de vue brahmanique, ce rituel de lustration transforme le roi en brahmane. Les quatre angles du pavillon sont flanqués de nagas, gardiens des eaux.
Au Cambodge, l'eau était déjà utilisée dans le rituel de couronnement du royaume du Chenla au VIIe siècle. Un bas-relief découvert sur le site de Sambor Prei Kuk (Ishanapura, ancienne capitale du Chenla), montre un roi assis que les brahmanes viennent lustrer. Ce rituel est, là aussi, accompagné de musique.
Bas-relief du Vat Ang Khna. Sambor Prei Kuk. VIIe s. Musée National du Cambodge.
Couronnement du roi Prajadhipok, Rama VII.
Tambour de bronze lors du bain de purification.
Du point de vue des royaumes du Fleuve Rouge, créateurs des tambours de bronze, l'usage de cet objet démontre la permanence des croyances et des rituels liés à l'eau en tant que ressource vitale et fécondante. Rappelons que sur le pourtour du tympan de l'instrument sont disposées, aux quatre orients, des grenouilles copulantes. Le roulement, joué par le tambourinaire, imite le grondement tonnerre ou le coassement des grenouilles, l'un ou l'autre annonciateurs de pluie. Le tambour de bronze a aussi pour rôle, dans le cas du présent rituel de purification, d'informer la population de l'accomplissement de cet acte essentiel à la pérennisation du royaume.
En résumé, ces signaux symboliques annoncent la prospérité du royaume : pluie, riz, abondance, prospérité, descendance…
Cette photographie a été prise à Bangkok en 1950 lors des funérailles du roi Ananda Mahidol, Rama VIII, par Robert Larimore (1890-1957). On peut y voir deux tambours de bronze décorés de manière identique, chacun porté par quatre hommes et frappé par un cinquième, dans l'axe.
Sur les images ci-après, on constate que ces deux tambours ouvrent la procession funéraire.
Photo © Robert Larimore.
Deux tambours de bronze ouvrent la procession funéraire.
Lors des funérailles du roi Bhumibol Adulyadej, Rama IX (26 octobre 2017) des tambours de bronze de type birman ont été utilisés. Ils semblent être ceux utilisés pour les funérailles du roi Rama VIII.
Dans la vidéo ci-dessous, on peut voir une première cérémonie au cours de laquelle deux tambours dorés et rehaussés de décors noirs. Chacun est suspendu sur un support doré, posé au sol. Ils sont frappés avec deux mailloches. Autour de ses deux instruments, un hautbois, un tambour cylindrique et nombreux tambours biconiques de couleur rouge.
À la suite de cette séquence, la procession funéraire ouverte par quatre tambours de bronze décorés de manière identique, chacun porté par quatre hommes et frappé par un cinquième dans l'axe de l'instrument.
Le couronnement du roi Maha Vajiralongkorn วชิราลงกรณ s'est déroulé le 4 mai 2019. Il règne désormais sous le nom de Rama X. La procession royale était précédée des quatre mêmes tambours de bronze utilisés lors des funérailles du roi père, Rama IX. Seule différence notable, la cadence martiale de la marche. Préalablement au couronnement du roi Rama X, Le Département des Ordonnances de l'Armée Royale de Thaïlande a rendu hommage et fait des offrandes aux tambours de bronze du royaume.
Cette cérémonie d'hommage à la fois militaire et religieuse aux tambours de bronze était dirigée par le brahmane Sishanaphan Rangsiprahmanakul selon l'ancienne tradition royale. Elle comporte en trois étapes :
Le lieutenant-général Sakda Sirirat a déclaré que la cérémonie royale devait être considérée comme importante et que c'est, pour son département, un grand honneur de participer à la procession de la cérémonie de couronnement en exerçant la fonction de porteurs des tambours.
* Sources textuelles et photographiques © Siamrath
Deux tambours de bronze, résidents du Wat Phra Kaew de Bangkok, sont frappés lors du changement de vêtement du Bouddha d'Émeraude par Sa Majesté. Dans la vidéo ci-dessous (sans audio) du 13 mars 2017, on peut voir furtivement (puis au ralenti), le jeu de l'un des deux tambours de bronze. À cette occasion, Sa Majesté Rama X a transformé la tenue d'hiver en tenue d'été. Pour voir l'original de la vidéo, cliquez ici.
Le Bouddha d’Emeraude possède trois ensembles de costumes adaptés à chaque saison : un pour l’hiver, un pour l’été et un pour la saison des pluies. Tous sont en or. Les tenues d’été et de mousson ont été créées par le roi Rama I et celle d’hiver par Rama III.
Les vêtements sont changés par le Roi lui-même lors d’une cérémonie marquant le changement de saison. Les dates sont calculées d'après le calendrier lunaire. Le statue passe d’une tenue à l’autre lors de la première lune décroissante des 4e, 8e et 12e mois lunaires (vers mars, août et novembre).
Au cours de la cérémonie, le Roi monte sur le piédestal, nettoie la statue en essuyant la poussière, verse de l’eau lustrale, puis change la coiffe. Puis, tandis que Sa Majesté la vénère, un préposé accomplit le change les vêtements. Enfin, le Roi bénit ses sujets qui attendent devant la salle d’ordination, privilège réservé auparavant aux princes et aux fonctionnaires qui assistaient à la cérémonie.
Au cours de la cérémonie, les brahmanes du Palais Royal soufflent dans des conques.
De G à D : tenues d’été, de mousson, d’hiver.
Il existe peu d'occasions d'entendre le son des tambours de bronze. La vidéo ci-contre permet de se faire une idée du son d'un couple de tambours, de technologie birmane, frappés alternativement. Ces deux instruments, de hauteurs différentes, se trouvent au Vat Bowonniwet Vihara à Bangkok. Dans ce temple bouddhiste existe une tradition consistant à battre les tambours de bronze au moment de l’allumage des bougies, avant que les moines ne commencent à prier. Cette pratique remonterait au règne du roi Rama IV (1804–1868).
Jacques de Guerny fait déjà état du rôle symbolique des tambours de bronze dans son ouvrage Les tambours de bronze de l'Asie du Sud-Est, de même que sur son site.
Le Cambodge et la Thaïlande sont, comme l'ensemble des pays d'Asie du Sud-Est, des pays dont l'économie traditionnelle repose sur la riziculture. Nous avons vu que les tambours du Palais Royal de Phnom Penh comportent quatre couples de grenouilles copulantes sur le tympan, deux éléphants et une tortue sur le fût. Ces animaux sont en relation directe avec l'élément primordial des sociétés rizicoles : l'eau. L'usage récurrent des tambours de bronze lors des rituels évoqués ci-avant n'est pas anodin. Mis à part les aspects liés à la pluviométrie, ils rappellent les origines lointaines de la royauté khmère (dont est issue celle de Thaïlande) et scandent l'appartenance à la grande famille sud-est asiatique par-delà les divisions nationalistes. Jacques de Guerny parle à bon escient d'une “civilisation des tambours de bronze” qui s'est propagée à travers les voies fluviales et maritimes. Il a mille fois raison ! Ces tambours, même s'ils ne sont plus dongsoniens, portent la fierté de cette appartenance aux origines lointaines d'une culture qui n'était encore ni hindouisée ni bouddhisée, mais animiste. D'aucun ne peut se targuer d'être un pur bouddhiste, un pur chrétien ou un pur musulman car demeurent en chacun d'entre nous des atavismes animistes, clés de notre survie. De tout temps, les tambours de bronze ont été et demeurent des signes extérieurs de richesse, et nombre de nos contemporains aspirent à en posséder un pour témoigner de sa fortune, voire son pouvoir. Le tambour de bronze est un objet magique au sens propre du terme. Il est traité comme une entité vivante. Là où il est encore joué dans les règles traditionnelles, il est remisé avec précaution ou bien enterré et fait l'objet d'offrandes et de sacrifices. Son jeu même est entouré d'interdits et de mystères. Sa rareté sonore attise l'appétence auditive et émotionnelle. Sa sortie pour les grands rituels, en l'occurrence ici royaux, en fait un objet de fascination et de désir.
Dans le rituel funéraire, ce qui différencie l'approche de la royauté du Cambodge de celle de la Thaïlande, c'est que cette dernière ouvre la procession funéraire avec les tambours. Elle leur offre une visibilité et une importance primordiale. Il y a, inconsciemment ou non, la volonté d'éloigner les entités néfastes qui pourraient encombrer la voie empruntée par la dépouille royale. Cette pratique, avec d'autres instruments, a existé à l'époque angkorienne et perdure par exemple chez les Newar de la vallée de Kathmandu ou encore chez les bouddhistes tibétains. Le roulement produit par les quatre tambours a une efficacité spirituelle.
Au Cambodge, l'instrument est noyé dans le chaos sonore de la procession. Lors des funérailles du roi Norodom Sihanouk, ils étaient placé juste devant les puissants gongs des minorités ethniques du Ratanakiri.
Ces deux dernières remarques nous incitent à penser que l'usage du tambour de bronze dans la royauté khmère pourrait être d'inspiration siamoise. Rappelons une fois encore que ces objets étaient autrefois fabriqués en Birmanie, pays frontalier du Siam et que nombre de familles de Thaïlande en possédaient, ce qui n'est pas le cas au Cambodge. L'appétence pour les tambours de bronze est donc, traditionnellement, plutôt siamoise (et laotienne) que khmère.
Visitez l'unique site entièrement consacré aux tambours de bronze en cliquant ici.