Cette section est consacrée à la musique et aux instruments de musique khmers du VIIe au XVIe siècles.
MAJ : 19 janvier 2025
SOMMAIRE
En raison du climat de mousson, les sources d'informations anciennes sont limitées. L'étude des instruments musicaux et sonores anciens repose sur diverses sources documentaires :
Parmi les nombreux temples accessibles aujourd'hui, peu offrent une iconographie dédiée aux instruments musicaux. La plupart mettent en scène des danseurs et danseuses adoptant des poses canoniques, mais les musiciens et musiciennes qui accompagnent ces danses sont rarement représentés.
Voici, par ordre alphabétique, la liste des sites de référence que nous avons explorés et dans lesquels nous avons identifié au moins une représentation iconographique liée à la musique : Angkor Thom, Angkor Vat, Baphuon, Banteay Chhmar, Banteay Kdei, Banteay Samre, Banteay Srei, Bayon, Mebon occidental, Prasat Chrung sud-ouest, Phnom Bakheng, Phnom Chisor, Phnom Rung (Thaïlande), Preah Khan d’Angkor, Preah Pithu, Preah Vihear, Porte ouest d'Angkor Thom, Sambor Prei Kuk, Ta Prohm, Ta Prohm Kel, Terrasse des Éléphants, Terrasse de Yama (dite du Roi Lépreux), Vat Baset.
Ces représentations iconographiques sont visibles sur place ou dans des musées, principalement le Musée National du Cambodge et le Musée Guimet.
La liste chronologique non exhaustive ci-dessous indique la date de réalisation probable de l'iconographie des sites référents :
Quelle était la base des systèmes musicaux des Khmers anciens ? La question est délicate, car ils ne nous ont laissé ni trace écrite ni instrument à note fixe permettant d'en déterminer les fondements. Toutefois, à la lumière de l'ethnologie contemporaine, et en tenant compte du cloisonnement géographique des populations, on peut supposer qu'avant l'indianisation, chaque entité tribale disposait de dispositifs musicaux propres. À l'intérieur de ces entités, chaque fonction sociale semblait avoir ses musiques dédiées. Bien que des traces puissent subsister, notamment dans certains rituels de possession, il serait pure spéculation de l'affirmer avec certitude.
Nous pouvons néanmoins avancer que la base des dispositifs musicaux khmers trouve son origine en Inde, à l'instar des courants de pensée, des outils liturgiques et des pratiques sonores. Cela dit, il ne faut pas négliger l'influence d'autres traditions : autochtones, chinoises, siamoises, malayo-indonésiennes, musulmanes, palatines et populaires. Ces apports multiples ont contribué à façonner une esthétique musicale khmère distincte de celle de l'Inde à la même époque.
Un constat intéressant permet cependant de différencier l'Empire khmer de l'Inde : depuis les premiers textes du VIIe siècle jusqu’à aujourd’hui, le Cambodge, en particulier, a toujours disposé d’instruments à note fixe. D’abord la harpe, puis, à partir du XVIe siècle, les carillons de gongs, les xylophones et, plus tard, les métallophones à lames. Ce conservatisme structurel a permis au Cambodge de s'inscrire dans une continuité musicale.
Les musiciens traditionnels cambodgiens conservent encore des instruments étalons à notes fixes, certains datant du XIXe siècle. Ces instruments constituent les ultimes témoins d'un accord probable des périodes anciennes et témoignent de la persistance de cette tradition.
Le musicologue Alain Daniélou nous dit ceci : « Il est difficile de déterminer avec certitude dans quelles proportions le système classique cambodgien, basé sur des instruments à sons fixes, s’apparente à un des anciens systèmes indiens ou représente une tradition indépendante. Certaines percussions mélodiques ont existé de tout temps dans l’Inde, et il semble fort probable que le système du Gândhâra-grâma (échelle à sept tons égaux appelée la « gamme céleste »), considéré déjà comme perdu par les auteurs sanscrits de l’époque classique, se réfère à une échelle mélodique qui ne se retrouve aujourd’hui qu’en Indochine et au Siam. »
Le nombre 7 occupe une place centrale dans la cosmologie védique. Il est associé au nom même du pays, Sapta Sindhu, et à des concepts tels que les sept rivières, sept continents, sept îles, sept montagnes, sept ṛṣis (les Pléiades), sept notes de musique et sept mondes.
L’échelle musicale khmère est qualifiée d’équiheptaphonique, ce qui signifie que tous les intervalles entre les sept degrés de la gamme sont théoriquement égaux. Ce système présente l’avantage d’une grande adaptabilité pour accompagner des voix de hauteurs différentes. Sur une harpe, par exemple, il suffit au musicien de changer la tonique pour transposer la mélodie, en maintenant les mêmes intervalles sans se soucier des altérations. Les mouvements des doigts restent ainsi inchangés.
Cependant, ce système a pour corollaire une certaine limitation créative, qui a peut-être conduit les musiciens indiens à délaisser leurs instruments à notes fixes. Ainsi, on pourrait considérer que l’Empire khmer, s’étendant sur les territoires actuels du Cambodge, de la Thaïlande, du Laos et du Vietnam, est devenu un véritable conservatoire des traditions anciennes de l’Inde. La harpe y a été jouée jusqu’au XIIIe siècle, et les cithares monocordes, bicordes, ainsi que le système équiheptaphonique, y ont perduré jusqu’à nos jours.
On notera que, sous le Protectorat français, le système équiheptaphonique a peu à peu été « diatonisé », préparant l’oreille des Cambodgiens au déferlement musical occidental.
Par ailleurs, il est quasi certain que le système scalaire à sept notes a coexisté avec un système pentaphonique (à cinq notes). Ce dernier est encore utilisé aujourd’hui par les Khmers et par les minorités ethniques vivant dans les régions forestières du Cambodge, du Laos et du Vietnam, alors appelées Montagnards sous la domination française.
En ce qui concerne les seuls Khmers, il est possible d’interpréter le répertoire pentaphonique sur des instruments à notes fixes heptaphoniques, comme les xylophones et les carillons de gongs. Après tout, qui peut le plus peut le moins !
Tcheou Ta-Kouan (Zhou Daguan 周達觀), surnom Ts'ao-t'ing yi-min, était originaire de Yong-kia au Tchö-kiang. En 1296-1297, il accompagne une ambassade chinoise qui passe près d'une année au Cambodge. De retour en Chine, il rédige un ouvrage disparu mais partiellement recopié dans des annales chinoises de 1380. L’auteur apporte quelques rares éléments sur la présence de musique. Nous citons ici ceux traduits par Paul Pelliot*.
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* Zhou Daguan et Paul Pelliot, Mémoires sur les coutumes du Cambodge de Tcheou Ta-Kouan, vol. 3, Adrien Maisonneuve, coll. « Œuvres posthumes », 1er mars 2003, 71-03 éd. (1re éd. 1951), 178 p.
« Pour les morts, il n’y a pas de cercueils ; on ne se sert que d’espèces de nattes, et on les recouvre d’une étoffe. Dans le cortège funéraire, ces gens aussi emploient en tête, drapeaux, bannières et musique. »
« J’ai passé dans le pays plus d’une année, et je l’ai vu sortir (le prince) quatre ou cinq fois. Quand le prince sort, des troupes sont en tête d’escorte ; puis viennent les étendards, les fanions, la musique. (…) Chaque jour le souverain tient audience deux fois pour les affaires du gouvernement. Il n’y a pas de liste arrêtée. Ceux des fonctionnaires ou du peuple qui désirent voir le souverain s’assoient à terre pour l’attendre. Au bout de quelque temps, on entend dans le palais une musique lointaine et au dehors on souffle dans des conques comme bienvenue au souverain. (…) Ministres et gens du peuple joignent les mains et frappent le sol du front ; quand le bruit des conques a cessé, ils peuvent relever la tête. Le souverain immédiatement après va s’asseoir. »
Commentaire : on peut, aujourd'hui encore, entendre les conques dont parle l'auteur, au Palais royal du Cambodge à Phnom Penh lors de cérémonies importantes ou, mieux encore, à la cour de Thaïlande à Bangkok, qui a conservé les petites conques (Turbinella pyrum) utilisées à la période d'Angkor. Le Cambodge a adopté, à une époque inconnue, des conques faites de l'espèce de gastéropode Charonia tritonis ; le Palais en possède huit, jouées par autant de Brahmanes (Bakous).
« Les tch'ou-kou [zhugu 苧姑] (bonzes) se rasent la tête, portent des vêtements jaunes, se découvrent l'épaule droite ; pour le bas du corps, ils se nouent une jupe d'étoffe jaune, et vont nu-pieds. (…) Leurs temples peuvent être couverts en tuiles. L'intérieur ne contient qu'une image, tout à fait semblable au Buddha Sakyamuni, et qu'ils appellent Po-lai. Elle est vêtue de rouge. Modelée en argile, on la peint en diverses couleurs ; il n'y a pas d'autre image que celle-là. Les Buddha des tours sont tous différents ; ils sont tous fondus en bronze. Il n’y a ni cloche, ni tambour, ni cymbales, ni bannières, ni dais. (…) »
« Quand, dans une famille, naît une fille, le père et la mère ne manquent pas d'émettre pour elle ce vœu : « Puisses-tu dans l'avenir devenir la femme de cent et de mille maris ! »
Entre sept et neuf ans pour les filles de maisons riches, et seulement à onze ans pour les très pauvres, on charge un prêtre bouddhiste, taoïste de les déflorer. C'est ce qu'on appelle
tchen-t'an. (…)
Cette nuit-là on organise un grand banquet, avec musique.(…) Le soir venu, avec palanquins, parasols et musique, on va chercher le prêtre et on le ramène.
Avec des soieries de diverses couleurs on construit deux pavillons ; dans l'un on fait asseoir la jeune fille ; dans l'autre s'assied le prêtre. On ne peut saisir ce que leur bouche se disent ;
le bruit de la musique est assourdissant et cette nuit-là il n'est pas défendu de troubler la nuit.
J'ai entendu dire que, le moment venu, le prêtre entre dans l'appartement de la jeune fille ; il la déflore avec la main et recueille ses prémices dans du vin. On dit aussi que le père et la
mère, les parents et les voisins s'en marquent tous le front, ou encore qu'ils les goûtent. D'aucuns prétendent aussi que le prêtre s'unit réellement à la jeune fille ; d'autres le nient. Comme
on ne permet pas aux Chinois d'être témoins de ces choses, on ne peut savoir l'exacte vérité.
Quand le jour va poindre, on reconduit le prêtre avec palanquins, parasols et musique.
La nuit du tchen-t'an [chentan 陳毯] il y a parfois dans une seule rue plus de dix familles qui accomplissent la cérémonie ; dans la ville, ceux qui vont au-devant des bonzes ou
des taoïstes se croisent par les rues, il n'est pas d'endroit où l'on n'entende les sons de la musique. »
« Le huitième mois, il y a le ngai-lan [ailan 挨藍], on danse. On désigne des acteurs et musiciens qui chaque jour viennent au palais royal faire le ngai-lan ; il y a en outre des combats de porcs et d'éléphants. Le souverain invite également les ambassadeurs étrangers à y assister. Il en est ainsi pendant dix jours. Je ne suis pas en mesure de rappeler exactement ce qui concerne les autres mois. »