MAJ : 18 juin 2024
On dénomme conque un coquillage de la classe des gastéropodes ou son fac-similé dans lequel on souffle. C’est l’un des attributs du dieu Viṣṇu (photos 1ab, 3ab).
Sur les bas-reliefs du Bayon et d’Angkor Vat, les conques sont majoritairement
présentées dans des scènes de batailles, commémoratives ou fictives, dans les scènes du Reamker et du Mahābhārata, ainsi que dans des rituels brahmaniques. La sculpture ne permet pas d’en
définir le matériau.
Dans l’Inde contemporaine et au Népal, on utilise préférentiellement le gastéropode Turbinella pyrum dont on sectionne l'apex ; il est utilisé soit comme outil sonore, soit comme contenant à ondoiement. D’autres espèces de gastéropodes sont aussi employées.
Sur les bas-reliefs à caractère martial, les conques sont jouées en solo ou en duo. Elles demeurent utilisées dans les rituels personnels ou collectifs des Hindous et par les bouddhistes tibétains. Ces derniers utilisent le gastéropode Turbinella pyrum et sont désignées par le terme tibétain dung-dkar (photo 2), littéralement “coquille blanche”. Cette dernière est souvent gravée et ornée d’une aile métallique incrustée de pierres précieuses.
À l'époque angkorienne, deux types de conques à souffler ont cohabité dans l'Empire khmer : le gastéropode marin orné ou non d’une monture métallique en alliage de cuivre, d’argent ou d’or (source épigraphique) et son fac-similé en céramique (source archéologique).
Dans l'iconographie angkorienne, la conque est soit tenue par une des quatre mains du dieu Vishnu, soit jouée comme outil de communication dans les orchestres martiaux (guerre, processions commémoratives, représentation des épopées du Rāmāyaṇa et du Mahābhārata), soit encore soufflée lors des rituels religieux. La sculpture ne permet pas d’en définir le matériau.
Dans l'iconographie angkorienne, la position des personnages soufflant dans les conques varie : de face soufflant vers le bas (4), de profil soufflant vers le bas ou le haut (6), de dos avec la tête renversée en arrière soufflant vers le haut (5,7). À Angkor Vat, lorsque deux joueurs de conques opèrent côte à côte, l’un souffle vers le bas et l’autre vers le haut à l’exception des scènes du Défilé Historique ou des singes du Reamker. Tout l’espace sonore se trouve ainsi investi. Rappelons que chez les Khmers, il existe dix directions : les quatre points cardinaux, les quatre intercardinaux, le haut et le bas. Quant aux joues des musiciens, elles accusent une réelle proéminence sous l’action de l’air accumulé dans la cavité buccale.
Il existe, au Bayon, de nombreuses occurrences de conques à usage martial, mais la qualité d'exécution de la sculpture limite l'intérêt organologique. Comme à Angkor Vat, elles sont associées aux trompes, aux tambours et aux cymbales. Vous trouverez une vue générale de l'usage des conques de l'époque du Bayon en cliquant ici.
Il existe toutefois un instrument, unique par sa représentation, situé dans la galerie extérieure est, aile sud du Bayon. Nous l'avons identifié tardivement du fait de sa petitesse et de la hauteur où il est représenté. Les seuls véritables instruments qui nous sont parvenus sont un véritable coquillage à monture de bonze et des instruments en argile.
Il existe bien des conques en bronze, mais selon l'état actuel de nos recherches, elles étaient dédiées aux libations. Dans sa thèse “Organisation religieuse et profane du temple khmer du VIIe au XIIIe siècle” et son article “La monture de conque inscrite du Musée national de Phnom Penh. Relecture de l’inscription angkorienne K. 779”, Dominique Soutif mentionne une conque en bronze (MNPP ga 336) déposée au Angkor National Museum, Siem Reap. George Groslier l'identifia pour la première fois (1921-1923, 223 fig. 45). Dominique Soutif reprend l'information et mentionne : “Ce type d’objet pouvait répondre à deux usages différents. Le premier type de conque est un instrument de musique ; son extrémité est alors ouverte pour former une embouchure et elle est pourvue d’une mince cloison intérieure amplifiant le son”. Nous réfutons cette hypothèse. Si l'on prend une conque à libation, que l'on coupe l'apex et soude une pièce à l'intérieur de l'objet, cela se suffit pas pour en faire une conque à souffler. Sounds of Angkor, à travers son programme d'archéologie expérimentale, a reconstitué des conques en argile selon un procédé empirique mais fonctionnel consistant à créer préalablement un colimaçon en matériau destructible par le feu, à le noyer dans l'argile tout en donnant à l'objet une forme de conque. Pour que la conque sonne efficacement, il faut que le canal interne mesure plusieurs dizaines de centimètres. Or, dans le cas de la conque en bronze initialement conçue pour les libations, rien de tout cela n'existe. Il est techniquement impossible de réaliser une telle conque selon le procédé décrit par Groslier. À moins qu'un quidam angkorien ait souhaité se contenter d'un son approximatif ressemblant à celui obtenu en soufflant dans un entonnoir !
Dans le cas de la conque du Bayon, dont la photographie est publiée ci-dessous, on voit clairement l'extrémité triangulaire.
Le temple de Banteay Samre nous offre la plus belle représentation de conque de toute la sculpture angkorienne. Un fronton, à l'ouest du temple (orienté est) présente, en haut-relief, un épisode de la Bataille de Lanka d'après l'épopée du Reamker (version khmère du Ramayana indien). Il met en scène le roi Kong Reap (Ravana), avec ses dix têtes, monté sur un char. À droite de ses têtes, un premier joueur de conque (endommagé) et, à droite de son flanc, un second. L'instrument montre clairement une ouverture qui n'existe pas sur les coquillages marins. Peut-être s'agit-il, comme chez les bouddhistes tibétains, d'une monture métallique représentant une gueule de monstre marin makara, à l'image de celui reconstitué par Sounds of Angkor dans son programme d'archéologie expérimentale et présenté en entête de cette page.
Ci-dessous, la Bataille de Lanka et le joueur de conque, version anaglyphe. Nécessite des lunettes rouge et bleu pour un rendu en relief.
Les conques sont également utilisées dans les temples. Deux bas-reliefs de Bayon montrent un officiant soufflant dans une conque tandis qu'un autre frappe un arbre à cinq cloches suspendu.
Le terme khmer ancien désignant la conque est similaire au sanskrit śaṅkha, duquel dérive le terme khmer sang ស័ង្ខ (dans le nom sanskrit śaṅkha, le “a” final ne se prononce pas). Mais ce terme peut désigner quatre éléments différents : la conque à souffler, celle à ondoiement, la conque attribut de Viṣṇu et la nacre. Śaṅkha est l’un des rares mots à avoir traversé le temps sans modification. Les inscriptions corroborent l’iconographie : la conque est présente à la fois au temple et sur le champ de bataille. Elle est fréquemment citée comme bien matériel offert aux temples. Toutefois les textes ne précisent pas s’il s’agit de conque à souffler ou à ondoiement.
Les conques (sans précision de leur nature) étaient autrefois des objets de grande valeur du fait de leur rareté. Il en existe deux variantes : l’une dextrogyre, la plus courante, l’autre
sénestrogyre, extrêmement rare pour une espèce normalement dextrogyre, de l’ordre de un sur un million, pour donner un ordre d’idée. On peut alors comprendre que ce genre de coquillage ait pu
atteindre des prix astronomiques. Il existe cependant un gastéropode, Busycon contrarium, dont la caractéristique est d’être toujours sénestrogyre. Les inscriptions lapidaires ne font toutefois
aucune mention de ce détail.
Pour pallier la carence en approvisionnement de coquillages, les Khmers anciens les fabriquaient en terre cuite.
Ci-dessous, la conque en argile du Musée National du Cambodge sous trois angles, version anaglyphe. Nécessite des lunettes rouge et bleu pour un rendu en relief.
Dans le texte de la stèle de Prasat Komphus (K. 669 / 972-973 A.D.), la liste des instruments sonores s’accompagne de caractéristiques esthétiques. Il est précisé, à propos de la donation des sept conques : « śaṅkha nu kānti » soit, selon la traduction de G. Cœdès : « conques avec kānti ». Or le terme kānti demeure indéterminé. Il pourrait s’agir, à titre d’hypothèse, d’une monture métallique, comme on peut en voir sur certaines conques de guerre des bas-reliefs d’Angkor Vat et de Banteay Samre (certes plus tardives que cette inscription) ou comme il en existe sur les conques tibétaines.
Aujourd’hui, les conques sont toujours usitées à la Cour royale du Cambodge à Phnom Penh par les officiants hindouistes (purohit បុរោហិត, barku puruhit បារគូបុរោហិត ou simplement barku បារគូ) lors de cérémonies importantes. Ils soufflent dans des coquilles de Charonia tritonis, dénommés khyang sang ខ្ចង់ស័ង្ខ, dont les premiers enroulements sont recouverts d'argent. Elles sont soufflées lors de cérémonies importantes (fête du Sillon sacré, funérailles royales…). Nous ignorons pour l'heure quand ces conques si particulières ont été introduites à la cour du Cambodge. À la cour de Thaïlande, les prêtres continuent de souffler dans des Turbinella pyrum.
Le Reamker រាមកេរ្តិ៍ est la version khmère du Rāmāyaṇa. Cette peinture décrit ce qui s'est passé après qu'une flèche de l'arc de Preah Ream a tué le roi démon Krong Reap et que Neang Seda a été libérée. La scène se lit de bas en haut. Dans la partie inférieure, Neang Seda, qui a été retenue sur l'île de Lanka pendant douze ans, est invitée par son mari Preah Ream à prouver sa fidélité en traversant le feu (Ordalie). Lorsqu'elle entre dans le feu, une fleur de lotus en jaillit pour la protéger des flammes. Sa fidélité établie, les deux époux sont réunis. La section centrale dépeint le couronnement de l'allié de Preah Ream, le devin Pipaet, comme roi de Lanka après la mort de son frère Krong Reap. Au cours de la cérémonie, Pipaet prend pour reines Neang Montolkiri et Neang Akinaet. La section supérieure illustre le pavillon élaboré et l'urne funéraire que Pipaet a préparés pour la crémation de Krong Reap. Deux baku soufflent dans des conques.
Cette œuvre illustre les événements qui se sont déroulés après que les jumeaux Reamleak et Jupleak sont allés vivre avec leur père, le prince Preah Ream, dans la ville d'Ayuddhya. Elle se lit de bas en haut. Dans la partie inférieure, Preah Ream organise une procession cérémoniale pour marquer l'arrivée de ses fils. Il bénit ensuite les garçons avec de l'eau lustrale et leur demande d'inviter leur mère, sa femme Neang Seda, à les rejoindre à Ayuddhya. Le centre montre le voyage effectué par ReamLeak, Jupleak et les membres de la cour royale pour rendre visite à Neang Sita à la campagne. La partie supérieure montre les garçons, accompagnés d'un groupe de femmes de la cour, implorant leur mère de revenir avec eux. Après qu’elle a refusé, Reamkeak, Jupleak et leur entourage partent. Deux baku soufflent dans des conques.