MAJ : 11 mai 2021
Les légendes en relation avec la musique et les instruments étaient autrefois nombreuses et extrêmement diversifiées d'une région à l'autre ou même d'un village à l'autre. Mais aujourd'hui elle se perdent en même temps que les traditions musicales anciennes. Quelques rares publications en font état et les carnets de notes de certains musiciens traditionnels viendront peut-être enrichir bientôt cette rubrique.
L'ethnomusicologue français Jacques Brunet a collecté quelque-unes de ces légendes que nous nous permettons de rapporter ici tant elles sont précieuses.
« Dans les temps reculés, un jour, Shiva voulut donner une leçon de danse au monde. À ce moment-là, il descendit en Inde qui est le centre du monde. Alors l'épouse de Brahma se mit à jouer du pin, Indra joua de la flûte khloy tandis que Vishnu jouait des cymbales chhing et que son épouse Lakshmi chantait. Cet orchestre fit danser Shiva d'une manière admirable. C'est pourquoi les pin existent depuis les temps les plus reculés. » (de Meas Run, ancien musicien du Palais Royal de Phnom-Penh).
In : L'orchestre de mariage cambodgien et ses instruments. Bulletin de l'Ecole française d'Extrême-Orient. Tome 66, 1979. pp. 203-254.
Le terme pin doit être compris ici comme “instrument à corde(s)” et non “harpe” car pour les Khmers, il symbolise les cordophones “purement” khmers à travers lesquels leur âme peut s'exprimer, à savoir la vièle tro khmer, le monocorde kse diev et krapeu à l'exception des cordophones d'origine chinoise comme la cithare khim et les vièles bicordes tro. Cela exclut également l'ensemble de percussions mélodiques pin peat qui, même si son nom comporte le terme pin, ne se compose d'aucun cordophone. Pour être plus précis dans l'analyse de cette légende, le terme pin définit probablement le monocorde puisqu'il est l'instrument joué par Shiva lorsqu'il est représenté comme dieu de la danse. Rappelons cependant que pin dérive du sanskrit vīṇā qui désignait dans l'Inde classique les cithares et la harpe, puis du khmer pré-angkorien viṇā qui ne désigne que la harpe.
Dans la légende de « Neang Kakey » que racontaient autrefois les cultivateurs à partir du chant écrit par le Roi Ang Duong (1796-1859), le chanteur du Roi Prohmtoat (Brahmadattha) avait joué du pin pour faire souffrir le Garuda qui avait enlevé la Reine Kakey. Dans le texte du Roi Ang Duong, il est dit que Kânthan (Gandhanta) joua du pin sans retard, puis il se mit à chanter le “Bât Kham Van*”. Kânthan, serviteur royal, savait, outre jouer du pin, chanter et se métamorphoser. Les musiciens font généralement remonter la musique du type “phleng khmer” dans sa forme actuelle à l'époque du Roi Trâsâk Phaem.
* Ce chant à nom thaï correspond au chant “Bât Piek Phaem”, “Douces paroles” du répertoire cambodgien.
Voici cette légende racontée par le musicien In-Kompha, du village de Kompong-Luong (Province de Kandal) : « Alors qu'il n'était que cultivateur, le Roi Trâsâk Phaem avait l'habitude d'écouter les bruits de la forêt et le cri des animaux : les grenouilles, les cigales, les crapauds-buffles, les grillons et tous les animaux qu'on peut entendre autour de soi. Il aimait aussi le sifflement du vent et le grondement du tonnerre. Lorsqu'il monta sur le trône, il devint vite très triste, seul dans son palais : il regrettait fort son ancien métier et ne rêvait que du chant des oiseaux, du cri des singes et de tous les animaux de la forêt. Il décida alors un jour de réunir les lettrés de son palais pour leur demander de créer des instruments capables d'imiter les cris des animaux qu'il entendait dans la nature. Les lettrés, afin de lui plaire, se mirent à inventer divers instruments pour répondre au souhait du Roi. C'est ainsi qu'ils fabriquèrent le pey ar pour imiter le cri des grillons, le khloy le chant des oiseaux, tandis que le tro khmer imitait le bruit du vent et les skor le bruit du tonnerre. En ce temps-là la musique était jouée pour imiter les bruits de la nature et ce n'est que par la suite que d'autres savants perfectionnèrent et diversifièrent les instruments pour qu'ils deviennent ce qu'ils sont aujourd'hui. »
Une autre légende témoigne de la capacité des instruments purement khmers à imiter la nature. « Un jour, les dignitaires d'un village voulurent écouter quelque chose d'agréable à l'oreille comme les beaux sons que l'on peut entendre dans la campagne. Ils demandèrent à des gens de la rizière s'ils savaient imiter les sons qui les entouraient, car les dignitaires voulaient donner une grande fête et voulaient entendre des sons harmonieux pendant toute la durée du banquet. Les cultivateurs alors se concertèrent et décidèrent d'imiter avec leur corps les divers sons qu'ils avaient l'habitude d'entendre. Deux musiciens, voulant imiter le bruit de l'orage, s'assirent et de leurs deux mains frappèrent en cadence leurs genoux. Un autre musicien prit une feuille d'arbre et, la mettant dans sa bouche, fit entendre le chant des oiseaux. Un quatrième, prenant un morceau de bois, se mit à le frotter avec son bras pour imiter le bruit du vent. Enfin un cinquième se mit à gratter l'écorce d'un bambou comme pour faire chanter les singes. Tout le monde admira cette musique et les dignitaires qui étaient là, trouvant cette méthode agréable mais peu pratique, fabriquèrent aussitôt les skor, tro, pey ar et chapey dont les sons se rapprochaient de ceux qu'ils venaient d'entendre, ceci afin de pouvoir continuer sans fatigue. C'est ainsi que naquit le “phleng khmer” (du musicien Ta IM à Antassom, Province de Takeo).
In : L'orchestre de mariage cambodgien et ses instruments. Bulletin de l'Ecole française d'Extrême-Orient. Tome 66, 1979. pp. 203-254.