L’iconographie angkorienne est riche de personnages en position de danse. Il existe deux positions stéréotypées : celle des apsaras proprement dites et celle
des danseuses sacrées. Malheureusement, la littérature de vulgarisation, mais aussi les écrits scientifiques, confondent trop souvent les unes et les autres. Cet article a pour objet de clarifier
le sujet.
Nota : La translittération sanskrite du terme apsara au singulier est apsarás. Quant au pluriel, elle devient apsarasas. Toutefois
pour des raisons pratiques, nous utiliserons la graphie plus commune “apsara” au singulier et “apsaras” au pluriel.
MAJ : 11 octobre 2024
SOMMAIRE
Selon les sources de l’Inde classique, les apsaras sont en nombre fini, de sept à vingt-six, chacune portant un nom et dédiée à une fonction précise. Toutefois, de nombreuses variantes existent.
Certains écrits évoquent aussi des milliers d’apsaras. L’épigraphie en vieux khmer cite des servantes de temples portant le nom de certaines apsaras (Tilottamā, Urvaśi, Manovatī, Menukā, Rambhā,
Sānamatī).
Divers textes de l’Inde classique décrivent l’origine des apsaras. En voici un condensé : « À l'origine des temps, les deva (dieux) et les asura (démons) étaient tous
mortels et luttaient pour la maîtrise du monde. Les dieux, affaiblis et vaincus, demandèrent l'assistance de Vishnu qui leur proposa d'unir leurs forces à celles des démons dans le but d'extraire
l'amrita, le nectar d'immortalité de Kshirodadhî, l'Océan de Lait. Pour ce
faire, ils devaient jeter des herbes magiques dans la mer, renverser le mont Mandara de façon à poser son sommet sur la carapace de la tortue Akûpâra, un avatar de Vishnu, et utiliser le serpent
Vâsuki, le roi des Nâgas, pour mettre la montagne en rotation en tirant alternativement. Après mille ans d'effort, le barattage produisit un certain nombre d'objets extraordinaires et d'êtres
merveilleux dont les apsaras ». Ce texte est illustré par le long bas-relief de la galerie est, aile sud, du temple d’Angkor Vat. Les apsaras de cette scène nous apportent la preuve
irréfutable du canon représentatif khmer. Il convient toutefois de noter que si la majeure partie des apsaras de cette scène est de sexe féminin, des mâles sont aussi représentés.
Même en dehors de ce bas-relief témoin, leur représentation répond toujours au même canon :
Si le barattage de l'Océan de Lait est une
thématique iconographique récurrente dans les temples khmers, la mention des apsaras est en revanche assez rare dans l’épigraphie malgré les 1360 inscriptions recensées à ce jour (2022). Même si
les textes de l'Inde classique étaient connus par les Khmers anciens, il convient de comprendre quelle était leur vision des apsaras. Voici, ci-après, quelques traductions de l’épigraphie
sanscrite effectuées par l’École française d’Extrême Orient et extraites de divers BEFEO (Bulletin de l’École française d’Extrême Orient).
« Comme le soleil (salué) par les Siddha, par
les troupes des apsaras, par les plus parfaits brâhmanes et par les Kinnara, il était sans cesse adoré par les plus puissants rois (dont le front) reluit de l'éclatante rougeur de la poudre de
ses pieds ; - et bien qu'apparu à Svargadvârapura [ou : sorti d'une ville qui était la porte du ciel], il illuminait le séjour suprême des créatures... ayant distribué cent linga sur la surface
de la terre. »
Le texte confirme ici la multiplicité des apsaras représentées dans l’iconographie khmère.
« Voyant son propre corps à la place qui lui convenait, déchiré par l'épée gluante abaissée par la main de ce roi, l'âme interne de l'ennemi mort, par crainte de s'enfuir, s'entoura vite
d'apsaras. » (BEFEO - IC I, LXXXVII p.87 - Stele de Prè Rup.
Les apsaras apparaissent ici comme des êtres protecteurs de l’énergie vitale qui s’échappe du corps au moment de passer de vie à trépas. Le terme sanskrit du texte original (Stèle de Prè Rup)
traduit par “âme interne / âme intérieure” par G. Cœdès est ntarātmān. “En tant que conscience absolue ou conscience pure, l'ātman est aussi le Brahman dans le Vedānta et
particulièrement l'Advaita Vedānta. La nature de l'ātman est identique à celle du Brahman à savoir : être absolu et éternel, conscience absolue, pur Je Suis Cela (Cela signifiant l'Âme
universelle, le Brahman, qui est le pouvoir qui envahit tout, toute chose et toute créature) et félicité absolue.”
(In Dictionnaire de la Sagesse orientale - Bouquins Collection - Editions Robert Laffont 1989)
« Bien que dans le combat il ne fût doué ni de libéralité, ni de patience et autres vertus semblables, ce roi vertueux donnait aux héros (ennemis) abattus la foule des apsaras et des lotus. » (BEFEO - IC V p.102. Stèle du Prasat Ben Vien – K. 872 - 10e s.)
Comme dans l’exemple précédent, le roi offre à ses ennemis tombés au combat, des apsaras pour préserver l’énergie
vitale. Peut-être que sans les apsaras, l’énergie vitale pourrait se transformer en une énergie vengeresse semant la maladie et la mort. À moins qu’il ne s’agisse de simple respect, voire de
compassion.
« Le bâton de son bras, répandant ses dons sur les brâhmanes et les autres (castes), resplendissait, par suite de l'offrande qu'il avait faite de la multitude de ses arrogants ennemis aux femmes célestes qui prenaient leur plaisir avec eux. » (BEFEO IC V p.102. Stèle de Tuol Ta Pec – K. 834, 10e s., XXVIII)
Le terme apsara n'est pas directement cité par le texte mais l'équivalent “femmes célestes” semble y faire référence. Il est clair ici que les apsaras s’offrent elles-mêmes aux hommes tombés au combat. Cette croyance participait probablement à motiver les soldats à partir guerroyer.
Rompant avec la religion brahmanique de ses prédécesseurs tout en continuant de s’allouer le service des Brahmanes dans
les temples, la Triade Royale (constituée du Roi Jayavarman VII et de ses deux épouses, les reines Jayarajadevi et Indradevi, selon la recherche de Phalika Ngin) est la première à imposer le bouddhisme comme religion d’État. Son bouddhisme est qualifié de mahayanique par certains chercheurs, de
tantrique par d’autres ; pour notre part, nous préférons le dénommer “bouddhisme de la Triade Royale” tant il est singulier et marqué par la personnalité de ces souverains qui ont fait
représenter le Bouddha de la tour centrale du Bayon sous les traits du Roi Jayavarman VII lui-même.
La Triade Royale a conservé, sur le plan religieux, de nombreuses références à l’hindouisme et en particulier, pour ce qui nous concerne ici, la danse comme outil de communication avec les
divinités.
Nous entendons par “danseuses sacrées” les servantes de temples hindous ou bouddhiques (durant le règne de la Triade Royale) dont le rôle était de danser pour les divinités. Elles sont mentionnées dans l’épigraphie sous le nom de nāṭikāḥ en sanskrit et rmāṃ, rmmāṃ ou ramaṃ en vieux khmer. Il existe d’autres termes pour désigner les danseurs.euses profanes, mais ceci ne concerne pas cet article. Les textes préangkoriens en vieux khmer mentionnent également le terme pedānātaka rpam pour désigner les danseuses en formation (ballet) ; nātaka désigne un.e “acteur.trice” et rpam la “danse”. Quant au terme pedā, son sens est incertain. Le terme sanskrit peṭaka signifie en revanche “multitude, compagnie, groupe”. Pedānātaka rpam nous permet de comprendre que ce que nous qualifions de “danse” doit plutôt être compris comme un “théâtre global”. En effet, la danse sacrée n’est pas à proprement parler un spectacle, même s’il est donné pour divertir les dieux et que l’esthétique générale flatte les sens humains qui la regardent. Les danseuses sacrées effectuent, par leur gestuelle corporelle, des danses narratives, c’est-à-dire un corpus chorégraphique capable de remplacer les mots et la syntaxe d’un texte pour décrire une situation ou raconter une histoire. La danse religieuse est, à l’instar du verbe, un outil de communication avec les divinités ; aux mots se substitue la gestuelle (gestes des mains —mudrā / litt. “sceau”—, mouvement général du corps proprement dit, yeux, tête…). Dans la tradition de l’Inde du Sud, les mudrā renforcent la parole sacrée (mantra) ou une intention mentale (bhavana) lorsqu’elle existe.
Le terme pedānātaka rpam démontre que les danseuses dansaient en groupe, ce que confirme l’iconographie.
Les danseuses sacrées représentent physiquement des offrandes faites aux temples par des donateurs. Un texte préangkorien en vieux khmer, référencé K. 51, mentionne que le dénommé Mratan
Indradatta offrit dix danseuses (rapam) au temple. Ce que le texte ne précise pas, c’est si ces servantes étaient déjà formées ou non. On ne sait rien non plus de leur âge. On connaît en
revanche le nom de quatre d’entre elles, les autres noms étant ruinés.
Les danseuses sacrées sont largement représentées dans l’iconographie angkorienne. La question est maintenant de définir si ces sculptures représentent les “danseuses sacrées” opérant dans les
temples ou des personnages mythologiques.
Un grand nombre de ces personnages dansant sont représentés dans les “salles aux danseuses” de trois temples bâtis sous le règne de la Triade Royale roi (Bayon, Preah Khan et Banteay Kdei) et
dans la première galerie d’Angkor Vat tournée vers ouest que l’on pourrait aussi dénommée “galerie aux danseuses”.
Examinons plus en détail la manière dont ces personnages sont représentés :
Jusque là, rien ne prouve qu’il ne s’agisse pas de personnages mythologiques. Mais il existe une iconographie complémentaire à celle de ces danseuses : nous les nommons ici « maîtresses de danse ». Au Bayon et à Banteay Kdei, elles sont gravées dans des endroits stratégiques :
Une image particulière de Banteay Kdei a éveillé notre attention : il s’agit d’une danseuse assise à l’occidentale, se regardant dans un miroir.
Celle de droite est apprêtée par une femme dont la maturité est reconnaissable à ses seins tombants.
Une image de Banteay Kdei montre une danseuse se préparant seule. Ses bracelets et son baudrier ne sont pas visibles. Devant elle, une boîte contenant peut-être ses ustensiles et/ou bijoux.
D’autres images, plus répandues au Bayon et à Banteay Kdei, montrent une maîtresse de danse (femme mûre) donnant des conseils à une danseuse, ou une danseuse rendant hommage à sa maîtresse.
Il existe par ailleurs, de nombreuses représentations de danseuses isolées, en frise, plus rarement accompagnées de musicien.ne.s et de chanteur.euse.s, au pied des pilastres, sur les frontons ou
sur les murs des temples. Elles décrivent la même réalité, c’est-à-dire des danseuses sacrées communiquant avec les divinités.
Une chose est certaine : toutes ces images montrent des personnages réels et non des images célestes.
Une scène du Preah Khan semble résumer leur rôle. En bas à droite, une famille avec parents, enfants et grand-mère (?). En bas à gauche, un orchestre à cordes, composé d’une harpiste, d’une cithariste, d’une joueuse de cymbalettes et d’une chanteuse. Au-dessus, une danseuse sacrée dans une position standardisée communiquant avec les divinités.
La position des danseuses sacrées correspond à un canon constant aux XIIe et XIIIe s. Un pied est posé au sol, un autre relevé, jambes fléchies, deux bras en l’air ou un bras en l’air et un en bas. Il s’agit non seulement d’un canon de représentation, mais aussi d’un échantillon des positions réelles des danses narratives à caractère religieux.
Le mur d'enceinte occidentale de Banteay Chhmar offre un autre exemple de discernement entre les danseuses sacrées et les apsaras. Selon notre hypothèse, Il pourrait s'agir de la fête du cinquième mois lunaire. En effet, en 1296-1297, le chroniqueur Tcheou Ta-Kouan (Zhou Daguan 周達觀) accompagne une ambassade chinoise qui passe près d'une année au Cambodge. De retour en Chine, il rédige un ouvrage disparu mais partiellement recopié dans des annales chinoises de 1380.
Il est écrit : “Le cinquième mois, on va ‘chercher l'eau des bouddha’ ; on rassemble les bouddha de tous les points du royaume, on apporte de l'eau et, en compagnie du souverain, on les lave.” Plusieurs divinités de grande taille sont représentées sur le mur d'enceinte occidental. Autour de la divinité géante représentée sur l'image ci-contre, on voir clairement, grâce à la colorisation, sic danseuses sacrées représentées de part et d'autre de la divinité. À l'instar de cette dernière, elles dansent sur une fleur de lotus. Une apsara se trouve au niveau de la tête de la divinité. L'état du bas-relief ne permet pas de voir si elle porte une guirlande de lotus. Quant au souverain évoqué par le texte, il est présent dans le registre supérieur, à droite de la divinité.
Ces scènes quotidiennes et ces relations avérées de maîtresse de danse à élève, toujours actuelles dans le milieu artistique du Cambodge contemporain, ne sauraient décrire des scènes mythologiques, pas plus que des apsaras. Apsaras et danseuses sacrées ne peuvent donc être confondues. Les premières appartiennent à la mythologie hindoue et ont trouvé un continuum iconographique dans les temples bouddhiques du règne de la Triade Royale. Les apsaras trouvent quant à elles leur place dans les cieux et sont à ce titre représenté.e.s au-dessus du roi ou des divinités dans l’iconographie. Les textes sanskrits de l’époque angkorienne évoquent leur rôle direct dans le monde céleste, celui d'accueillir et maintenir l’intégrité de l'énergie vitale au moment de la mort, ou encore de s’offrir aux guerriers tombés au combat.